Ethnologue, géographe, écrivain, explorateur du grand Nord, Jean Malaurie est mort le 5 février 2024, laissant derrière lui un héritage scientifique et humain inestimable. Jusqu'à la fin de sa vie, il a défendu les peuples premiers, partagé sa passion pour l'Arctique et résisté à l'unification des cultures.
En 2016, Nicolas Martin le recevait dans "La Méthode scientifique". Écoutez-le.
Visuel de la vignette : Jean Malaurie et les Inuits de Thulé, Groenland, 1951. © Fonds Malaurie / DR
#jeanmalaurie #ethnologie #environnement
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L'animisme, auquel j'adhère, relève de la prescience sauvage, mais il n'est pas mesurable parce qu'il est fragile et fugace; il répond à cette aptitude de chacun d'entre nous, à une force de songe et d'appel à une transcendance, et il ne se prête pas à l'expérimentation; il n'est pas "scientifique".
La terre souffre, notre mère gronde, elle rugira demain de colère.
Toute société sans transcendance, habitée par une civilisation à dominante matérialiste et dirigée par les seules forces financières, est, à terme, condamnée.
On sera surpris que ces mangeurs de chair crue, qui ne savent ni lire ni écrire, aient cette qualité de « méditant contemplatif » avec des expériences quasi zen. On pourrait y songer lors de leur méditation, assis face à “l'aglou” ou trou aménagé par le phoque, avec ses petites griffes acérées noires, dans la banquise pour respirer. En effet, il y a toute une dialectique d'intégration qui, grâce à un vide intérieur, permet de percevoir la micro-physique ondulatoire, et je retrouve dans mes réflexions de géographe-physicien, cette intuition d'Ernest Solvay : l'idée de l'équivalence entre la matière et l'énergie. On ne peut évoquer le chamanisme, qui est une approche essentielle chez tous les peuples racines, qu'en se référant à cette dialectique d'intégration.
Il est dans les roches, dans les mers, dans les glaces, une uummaa, un battement du cœur. Il appartient à l'homme de se mettre en phase avec cette énergie issue du cosmos qui est née au moment de la naissance de l'univers avec des échanges thermodynamiques, avec la matière, avec l'énergie noire — la cinquième force*, qui ne cessera de s'exercer qu'à la mort de notre planète. Cet échange astrophysique, ce rayonnement électromagnétique, exprimé par des radiations, est d'autant plus significatif que nous sommes aux abords du pôle géomagnétique qui aboutit, dans le ciel, à des conflits de forces se traduisant par des aurores boréales …
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*. Pier Binétruy, À la poursuite des ondes gravitationnelles, Paris, Dunod, 2015.
p. 103 -104
Penser, c'est faire penser.
Cité in Malaurie. L'appel de Thulé, p. 134
Le Groenland est ta patrie ; avec les scientifiques de l'Occident, réaffirme ton alliance inaliénable avec l'environnement. Les “Verts”, il faut les blanchir un peu. Avec les Inuit, il faut leur ré-apprendre, sur la terre glacée, à respirer le souffle régulateur de l'univers.
Inuit ! Nous avons besoin de vous, dans nos folies dominées par des mécanismes financiers hors contrôle qui nous préparent, sous couvert de tyrannie déguisée, un monde vassalisé. Nous avons besoin d'une résistance, et ta prise de conscience est trop lente.
Levez-vous donc, peuples de demain ! Lors des obstructions des pêcheurs devant les projets périlleux du développement de l'uranium avec Alcoa, je croyais entendre les interlocuteurs financiers me murmurer : « Comme ce serait plus simple si ce Groenland, riche en terres rares, en diamants, en rubis, en uranium, en pétrole, etc., était inhabité ! »La distance entre les classes sociales occidentales et les autochtones serait-elle décidément infranchissable ?
p. 142
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« Lettre à un Inuit de 2022», Jean Malaurie - éditions Fayard © mai 2016
Le refus a été si profond chez les jeunes qu'ils ont, hélas, été victimes du fléau de l'alcoolisme, des drogues et d'un des taux de suicide les plus élevés au monde. Ils méprisent la société qui leur est proposée. Le désastre se poursuit depuis plus de vingt ans. J'en ai connu et ils faisaient partie de ceux qu'on pouvait appeler des « hommes d'avenir ». Habités par leur inconscient animiste, ils ne se reconnaissent pas dans la société matérialiste que leur proposent les Danois, sous patronage déguisé d'un christianisme vidé de ses préceptes de charité. Désormais, une seule perspective : l'argent.
Ce que vivent certains jeunes est donc une tragédie. Pendant deux siècles, l'Église les a contraints à désapprendre le chamanisme. Le chaman, colonne vertébrale, n'était pas seulement un ordonnateur de la vie de chasse et de l'organisation sociale ; c'était une pensée, une géo-philosophie qu'un Gilles Deleuze ou un Gaston Bachelard ont admirée et étudiée, une métaphysique complexe permettant un approfondissement de la personnalité sous l'autorité du Cosmos.
p. 73
La pierre parle, elle est une mémoire d'énergie.
Je commençais ainsi à découvrir ce qu'ultérieurement, avec mon ami Claude Lévi-Strauss, nous avons appelé la « pensée sauvage ». Cette intelligence est une mémoire sans cesse ravivée par l'enseignement des mythes, dicté le soir par la mère, devant moi, aux jeunes qui l'entourent, mais aussi un chuchotement des pierres, un bruissement. Si le “shaman” veut vivre sa force de médium, alors il s'assied sur certaines roches soigneusement choisies. Après une ascèse alimentaire, sexuelle, et une intériorisation intense, il sent monter en lui des fulgurances qui peuvent dans une séance chamanique se traduire par des transes et même des visions. Le chaman, la pierre dans sa main, interprète alors les sons, qu'il traduit comme une langue inconnue de l'au-delà ; un message personnel lui est transmis de très très loin. Ils ont été frappés par mon souci de mieux comprendre la qualité des roches selon leur forme, leur dimension et, je dirais, leur densité. Ma volonté d'être précis me conduit à mesurer le même échantillon à plusieurs reprises, et cela les frappe en ma faveur — « Cet homme, décidément, est sérieux dans cette lecture qui paraît très difficile. C'est un chaman de la pierre. » S'ils me suivent, c'est qu'ils veulent eux aussi écouter et apprendre : « celui qui parle avec les pierres », tel est le surnom que m'a donné le grand chaman Uutaaq.
p. 103
L'homme relève d'une histoire. Il a une langue et chaque peuple a un destin particulier. Le congrès historique de Rouen rassemblait les représentants des 100 000 Inuit, qui ne s'étaient pas rencontrés depuis les grandes migrations venues de Sibérie, il y a 10 000 ans. La presse groenlandaise a été frappée par le ton donné à toutes les communications. Jorgen Fleischer, Directeur et éditorialiste du grand journal groenlandais Atuagagdliutit, fondé en 1861, a fait plusieurs déclarations, dont voici les grandes lignes : « Groenlandais, nous sommes toujours présentés avec des termes paternalistes. Peuple des glaces, parfois encore si archaïque, nous devons encore et encore t'éduquer. Nous sommes las de cette commisération. Pour nous, Kalaallit, cette rencontre internationale de Rouen est un événement majeur. Nous avons entendu, prononcées en particulier par Jean Malaurie, des phrases d'admiration pour la civilisation inuit. Il a même osé dire son adhésion à l'animisme. Nous ne sommes pas des primitifs, en arrière de l'histoire ; mais une civilisation*. »
La « pensée sauvage » était enfin reconnue sur les cinq continents …
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* Atuagagdliutit — Gronlands Posten, Nuuk, et dans les débats au Congrès, 1970.
p. 19