Si Jean Starobinski est surtout connue pour être un critique littéraire érudit, la seconde face de ses intérêts intellectuels est moins réputée. Avant de se former à l’étude et au professorat des textes, Starobinski suit des études de médecine et de psychiatrie qui s’achèvent par la publication d’une thèse sur « L’histoire du traitement de la mélancolie ». Le présent ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur cette thèse synthétique et richement documentée publiée en 1960. En guise d’introduction, on suivra l’évolution des considérations portées sur la mélancolie en elle-même ainsi que les différents curatifs proposés pour en débarrasser ses victimes. L’exercice paraît trivial –d’ailleurs, on se demande s’il n’a pas déjà été effectué par un étudiant moins connu que Jean Starobinski. Pourtant, il faut se détacher de nos conceptions modernes pour retrouver cet état de virginité psychiatrique qui caractérisa l’histoire avant le 18e siècle et la désignation de la « nostalgie » en tant que terme médical. Dans cette perspective, il s’agit de comprendre les textes anciens au-delà des mots et de retrouver, sous d’autres termes, sous d’autres définitions, derrière des images et des concepts en abondance, ce qu’on finira par regrouper derrière une symptomatologie d’ailleurs très mobile. L’impossibilité de figer un état mental apparaît d’ailleurs très bien dans l’évolution de l’usage des mots et souligne une nouvelle fois la difficulté de l’entreprise de Jean Starobinski.
« Hofer eut la main heureuse : à l’aide de retour (nostos) et de douleur (algos), il créa nostalgia, mot dont la fortune fut telle que nous en avons complètement oublié l’origine. Il nous est si familier que nous l’imaginons mal de formation récente et surtout de formation savante. Ce néologisme pédant a été si bien accepté qu’il a fini par perdre son sens primitivement médical et par se fondre dans la langue commune. Il est entré tard dans le Dictionnaire de l’Académie : 1835. Son succès l’a dépouillé de toute signification technique : il est devenu un terme littéraire (donc vague). C’est là souvent le sort des vocables qui désignent des maladies mentales en vogue : pareille aventure est advenue au mot « mélancolie » (dont les psychiatres du XIXe siècle ne voulaient plus, tant il était galvaudé) et n’est pas loin d’advenir au mot « schizophrénie », autre néologisme formé en Suisse. »
On acceptera donc le panorama littéraire, philosophique et médical de Jean Starobinski comme une vue non exhaustive de la psychologie humaine depuis qu’elle détient l’art de la parole et de l’écriture. D’ailleurs, Starobinski ne s’est pas contenté de cette seule « Histoire du traitement de la mélancolie » -pliant ses recherches sitôt ses études terminées. S’ensuivent une « Anatomie de la mélancolie » et une « Leçon de la nostalgie » qui complètent ces premières observations, les renforcent et les approfondissent sous l’angle d’étude de différents textes et personnages. Les contradictions inhérentes au trouble semblent des constantes qui ne datent pas d’hier. Pourquoi la mélancolie, que certains considèrent comme une débilité d’esprit, fut-elle également galvanisée comme preuve de la supériorité et du génie de l’âme ? Ainsi Esquirol écrivait-il déjà très sérieusement que « plus l’intelligence est développée, plus le cerveau est mis en activité, plus la monomanie est à craindre », ce que d’autres développeront en termes plus littéraires et personnels des siècles plus tard.
Si Jean Starobinski semble parfois dépassé par l’ampleur du sujet qui l’intéresse, il finit par se concentrer essentiellement sur ce dernier aspect paradoxal pour dresser des analyses orientées des œuvres de quelques auteurs ciblés. La question qu’il se pose est d’une évidence telle qu’on se la sera déjà posée plusieurs fois, sans jamais avoir essayé de répondre : si la mélancolie est l’état d’âme caractérisé par l’impuissance d’agir et la disparition de toute volonté, comment se fait-il qu’elle ait toutefois réussi à se sublimer en œuvres chez certaines de ses victimes ? A travers l’étude des contes folkloriques, d’E. T. A. Hoffmann et de Kierkegaard, Starobinski émet l’hypothèse d’un « Salut par l’ironie ». Position paradoxale par excellence, « l’ironie connaît la puissance du non-savoir, qui éclaire de façon égale le savoir et le non-connaissable » (Wilhelm Szilasi). En autres recours, et en se référant aux œuvres de Baudelaire, de Gérard de Nerval et de Bandello, Jean Starobinski décline ensuite la mélancolie comme « Rêve et immortalité mélancolique », dans un balancement incessant entre répulsion et attrait pour la vie –ou pour la mort.
Au bout des 600 pages qui constituent ce regroupement de réflexions sur le thème de la mélancolie, il semble que Jean Starobinski n’a toujours pas fini ses recherches et que nous, lecteurs, n’avons toujours pas apaisé notre soif de questionnements. L’encre de la mélancolie se présente peut-être comme l’achèvement d’une réflexion personnelle car, à l’âge de 93 ans, il serait étonnant que son auteur la poursuive encore de manière décisive. Pourtant, la lecture de cet ouvrage très dense nécessite du temps, une méticulosité d’étude et des références culturelles déjà bien installées. Jean Starobinski semble avoir tranché : entre la médecine et la littérature, ce sont les aspects essentiellement littéraires qui retiennent ici notre attention et qui constitueront les difficultés de lecture les plus dangereuses. En effet, comme pour toute analyse littéraire, celle-ci ne devient intéressante qu’à partir du moment où le lecteur en connaît ne serait-ce que les grandes lignes –ce qui n’est pas toujours le cas dans cette étude fouillée qui nous perdra à maintes reprises. La difficulté de rentrer immédiatement dans l’analyse de Starobinski tient aussi, peut-être, à l’écriture sèche et rigoureuse qui le caractérise. D’un premier abord très scolaire, effectuant parfois la paraphrase plus qu’il n’est nécessaire, elle se révèle toutefois plus illuminante qu’il n’y paraît. On découvrira ainsi que les traitements médicaux chers à notre 20e siècle existaient déjà en germe depuis des siècles, et que ses premières critiques n’avaient pas attendu l’arrivée de l’antipsychiatrie pour se manifester (« […] Que devenir, si celui dont on attend le secours a lui-même besoin de secours ? »).
En citant Nietzsche, Kierkegaard ou Baudelaire, en se concentrant sur leur peine à être sincère, sur leur déception de n’avoir pas mené une vie à leur convenance , le premier écrivant que « notre sincérité habituelle est un masque qui n’a pas conscience d’être masque » et le second poursuivant en disant que sa « vie présente est comme une contrefaçon rabougrie d’une édition originale de mon moi », Jean Starobinski mérite lui-même de devenir un objet d’étude mélancolique à part entière.
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