Citations de Jeanne Benameur (2362)
J'ai besoin de confronter mon doute à d'autres, issus d'autres vies, d'autres cœurs. J'ai besoin de frotter mon âme à d'autres âmes aussi imparfaites et trébuchantes que la mienne.
Ils ne se regardent pas mais pourtant quelque chose est en train de circuler, de l'un à l'autre. C'est mystérieux, les premiers liens. C'est ma voix qui les relie les uns aux autres, j'en suis conscient et cela me cause une sorte de joie, difficile à qualifier.
Je veux des couleurs franches. C'est le printemps. C'est mon anniversaire. Je suis né au mois de mai, le mois des fleurs, le mois où on sent que les jours prennent la lumière plus longtemps. On peut rêver à l'été.
L'Homme de longue peine :
J'avais peur, tu sais. Quand je suis entrée, la première fois, dans l'enceinte de la prison, on dit ça "l'enceinte" c'est fou, comme j'avais peur. Les portes, les papiers à montrer, les portes encore et encore… Je me disais Comment on peut mettre des gens derrière toutes ces portes ?
Et lui.
Il était là, très droit.
Il m'attendait.
Tu ne peux pas imaginer Marianne, l'intensité de son regard. J'étais clouée. A ma pauvre liberté, clouée. Oh oui je pourrai sortir et retourner dans la rue, moi. Et pas lui. Mais la liberté, où ?
Je vis sous l'œil du chien :
La langue du chien n'a pas d'os.
Les dents du chien font craquer l'air. Refermée, sa gueule de molosse. La langue là-dedans qui s'enroule, se déroule, cherche une pauvre place contre les gencives, contre les crocs.
Longtemps il a hurlé. Tourné sur lui-même. Et puis la gueule s'est rouverte d'un coup. Et la langue alors, la langue tout d'un coup molle, vulnérable, fine, contre l'herbe. Sans défense.
Je me suis couché par terre. Ma tête à hauteur de sa tête. Tout près. J'étais arrivé.
Dans la tête du chien.
Qui ai-je aimé vraiment ? Pourquoi suis-je incapable de lien ? Pourquoi ce mot même déclenche-t-il au fond de moi une envie panique de fuite lointaine alors que je n'aspire qu'à me sentir liée à un homme ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Tant de fois pourquoi.
Elle était restée silencieuse mais au moment de partir, elle m'avait demandé "Quand même, à quoi ça vous sert de lire ça?"
J'avais répondu "Bonne question, je ne sais pas... peut-être à oublier les horloges... peut-être juste à réfléchir..."
Le désordre lui en a toujours appris plus sur les gens que le choix des fauteuils ou des tableaux aux murs. Le désordre c'est beaucoup plus intime.
Lui, il aime le cinéma. L'histoire qui se déroule sans qu'il y ait à y imprimer quoi que ce soit de personnel. Etre avec d'autres, dans une salle, tous embarqués dans le même mouvement, le même rythme, choisi par celui qui s'est placé derrière la caméra. Personne ne peut arrêter le cours des images pour réfléchir ou rêver. Il aime ça. A la fin sortir par grappes, tous embrumés de morceaux de film, chacun les siens, mais ce qu'on garde de ce qu'on a vu, on l'a vu ensemble. C'est peut-être pour ça que les gens s'attardent toujours un peu à la porte des salles de spectacle.
Est-ce que je sais au fond de moi ce qui m'a toujours fait peur ? est-ce qu'on sait toujours tout ?
Maintenant quelque chose de l'annonce va avoir lieu et aucun d'eux ne sait quoi. La vie va ouvrir ses flancs comme un cargo qui se couche. Il va falloir faire route nouvelle, sans protection.
J'ai travaillé, tatoué à l'intérieur par la mort, faisant les gestes. Mais opérer, non. Sauver qui que soit d'autre que Claire en opérant, impossible. Je posais les diagnostics. Je dirigeais mon équipe. Je n'opérais plus. Pendant des semaines et des semaines, autour de moi, on a accepté. Sans aucune question.
Jusqu'au jour où la grande vague s'est levée.
Pour une jeune femme qui allait mourir, elle aussi, et qui avait un enfant à naître dans le ventre. La vie qui palpitait à l'intérieur, sept mois, et elle dont le coeur ne tenait plus.
Quelque chose s'est réveillé. Un appel. Venu d'où. La douleur battant dans mon sang à moi, pulsant. Et soudain, j'étais debout. Il faut opérer. Maintenant. Sinon on les perd. La mère et l'enfant.
Je vais diffracter ta passion dans quatre cœurs. Pour qu'elle vive encore. Je ne sais pas si c'est bien. Le bien le mal parfois ça se réduit à ce qui fait vivre ou pas. Et je veux que tu vives. Et je veux vivre. Encore.
Je me demande, des fois, ce qui fait et défait tout ça, ce fatras, nos vies. Je me demande. L'église, c'est pas pour moi. Mais je voudrais bien pourtant qu'il y ait quelque chose derrière tout ça. Ça me soulagerait, rien que de savoir que c'est pas juste des affaires de sexe et de sang et d'argent, tout ce qu'on vit. Je voudrais bien, oui, qu'il y ait quelque chose d'autre.
Lui, combien de fois s'est-il retourné ? Il n'a pas cessé. Il fait partie de ceux qui ont besoin de voir et de voir encore ce qui est derrière eux. Pour s'assurer d'une terre qui a bien porté leurs pas ? Pour être sûr que personne, derrière, ne leur fait encore signe ?
Profane, il s'est adressé à une profane pour ouvrir la porte du temple. Cette nuit, elle franchit le seuil. Est-ce que c'est cela, le sacré ? Est-ce que c'est le lieu où tout se rejoint ?
Cette nuit, Claire et elle sont semblables.
Le temps n'a aucune prise.
Il n'y a plus que deux êtres humains voués de toute façon à la même échéance. Un peu plus tôt, un peu plus tard, peu importe, ce qui compte c'est qu'aucun vivant n'ignore que sa vie aura une fin.
Il emporte le plus souvent un livre de poésie avec lui. Il dit que la poésie aide au vif de la vie. Que les mots gardent vivant même quand on croit qu'on est déjà mort. Il dit aussi que c'est une expérience, le poème, que cela sauve d'une trop grande paresse.
Faut-il toujours qu'il y ait en commun le sang pour aimer les gens ? Les aimer au point de les accueillir dans sa vie, de les soigner, de les faire revivre ? Pour les chiens ou les chats, on trouve bien ça normal. Décidément, elle ne comprend pas les gens.
Le temps va toujours trop vite avec ceux qu'on aime. Avec Claire, avec Anna, les années avaient été dévorées par un dieu chronophage.