Citations de Jérôme Lafargue (147)
Au lycée, ne pas être blanc revenait à s’exposer à un moment ou un autre à des moqueries, des accusations idiotes résultant d’amalgames, d’ignorances. Pour ce qui est de Will, l’affaire fut rapidement réglée. Et notre amitié scellée pour de bon par une bagarre mémorable dès le premier jour de la rentrée.
On ne craint rien lorsqu’on avance dans la vie en compagnie d’un ami qui ne vous juge ni ne vous fait la gueule pour un oui ou un non. Will et moi cultivions chacun nos singularités, sans afféterie. Ministars de l’équipe cadets de basket, curiosités vite cataloguées au lycée, sauvages pour ce qui concernait tout le reste.
Mauvais en maths, peu soucieux de ce qui concernait l’économie, j’étais convaincu que seule la filière lettres revêtait un intérêt réel. Quant à mon environnement familial libertaire, il pourvoyait à l’édification d’un état d’esprit fondé sur la contestation et la marge, mais avec le sourire, toujours.
Nous étions des jeunes gens insouciants, loin d’imaginer que nous entrions dans une étrange époque. Il nous faudrait un peu de temps pour comprendre que notre génération partait en première ligne pour expérimenter la fin de l’ascension sociale.
Nous ne nous sommes pas rencontrés trop tôt, c’était l’amour, vrai et beau, simplement. Nous avons vécu de merveilleuses années, la dernière intense et étrange, rythmée par la naissance de la petite et mes absences de plus en plus longues.
Les parents d’Anna ne m’appréciaient guère alors, un prêté pour un rendu, mais leur dévouement entier pour Laoline, dont ils se sont occupés avec respect le temps que je sorte de ma situation chaotique, je ne l’ai pas oublié. Aussi sont-ils libres de la voir quand ils le désirent, et je n’hésite pas à la leur confier.
Je suis de ces personnes dont la capacité de résilience est exceptionnelle. Cela dit, ma facilité à renaître après les malheurs m’a souvent interrogé, jusqu’à ce que je comprenne que la raison de ce défrichement funèbre autour de moi était assez simple : ce que j’accomplis réclame un investissement tel qu’il ne peut souffrir de relations affectives trop fortes ou qui m’affaiblissent.
Alors, pourquoi ma petite fille ?
Parce que rien n’est jamais prédéterminé, que la nature de chaque être s’exprime aux yeux du monde à un moment ou un autre. Je suis rétif à toute forme d’autorité, d’où qu’elle vienne, fût-elle paranormale et, par principe, j’emmerde le monde.
Donc ma Laoline.
Anna disparue, j’ai souhaité de toutes mes forces qu’elle se signale.
Ce que j’imaginais était sans imagination.
Un objet renversé, une porte qui s’ouvre, la sensation d’une caresse.
Je ne crois pas aux coïncidences, pas plus qu’à la destinée. Nous sommes à peu près maîtres du cours de nos vies, à condition de savoir regarder et sentir ce qui en toute logique devrait nous échapper la plupart du temps, par ignorance, paresse ou surcroît de matérialisme.
Étalez toute la bonté du monde sur un tapis chatoyant, et en un rien de temps la violence, la vengeance, la putréfaction enseveliront tout. Un sabbat toxique propre à balayer les belles idées, les élans les plus valeureux. C’est du moins ce que je pensais.
J’ai fait la guerre, connu Anna, mon immense amour, avec un enfant à la clef et me suis fait un très grand ami, Will, mort désormais. Tout ça n’a rien d’exceptionnel. On doit être passablement nombreux dans ce cas.
Bon, je n’ai que vingt ans ; déjà, c’est moins commun. J’ai vingt ans, et une gamine de deux ans que je vais élever seul.
Tout est allé si vite.
La vie ne vaut rien si on ne rencontre pas un véritable ami, ou plusieurs. La force de l’amitié, c’est irremplaçable. Être accepté tel que tu es. Seul un ami peut faire ça.
L’amour fou, l’amour à mourir, tu vois. L’amour consacré par au moins un gosse. Naturel ou adopté, on s’en fout, mais un gosse.
On reconnaît un homme, et par homme, j’entends femme comme homme, tu vois, pas de différence, hein. Bon, je disais, on reconnaît un homme à trois trucs qu’il doit avoir faits dans sa vie.
Il est courageux, admirable même, d’essayer de raisonner les hommes. Cela reste vain dans la plupart des cas. Les histoires que je colporte en musique ne sont qu’une modeste contribution à l’entreprise de réconciliation. Une poussière prise dans un ouragan
Aucun de ses descendants n’a jugé opportun de lui succéder, ou plutôt, personne n’a été choisi, et c’est moi, l’orphelin, qui ravive une quête dont l’écho se fait entendre de nouveau dans des limbes mystérieux. Un bruissement qui se faufile entre les maisonnées, effleure les âmes inquiètes, avant de s’esquiver au fil du vent.
y a un avant et un après, et ça vous change un homme. Certains s’apprivoisent et s’écoutent, d’autres s’évitent. Se chassent aussi.
Ces événements m’ont conduit à une altérité irrévocable, un point de non-retour
Accorder foi ou non aux fantômes n’a pas de sens.
Des choses arrivent, voilà tout, des événements à part entière, devant lesquels nous sommes inégaux.
Je n’ai pas le pouvoir que l’on m’attribue, et je suis sidéré qu’on ne l’ait pas enfin compris. Pourquoi les gens d’ici persistent-ils à me voir tel que je ne suis pas ? On est en 2018 il me semble, pas en 1818 ou en 1518.
Je mens. Enfin, je mens à la marge.
Je vois des choses. Que je me garde de révéler.
La fleur de la tristesse et de la solitude.
Ces deux sentiments finiront par se nicher quelque part et se faire le moins envahissants possible.
Qu’ai-je besoin de lui dire ? À quel point les choses filent vite ?
On peut atténuer la peine en se projetant dans un temps où les passages pénibles ou délicats ne seront plus que des souvenirs sans intérêt. Ou se dire que l’on n’y pensera plus une fois la mort venue.
Je n’ignore pas que je suis devenu un objet de folklore, que l’on me recherche surtout pour mes dons supposés et mes qualités d’écoute.
Personne en réalité ne connaît ma véritable fonction. L’image que les gens ont de moi est déjà baroque, inutile de les affoler davantage.
Je ne livre rien en pâture. Je me borne à dire pour protéger les désarmés. Ce que je glane ou que l’on me rapporte, je le vérifie. Je ne crache pas à l’aveugle, je raconte ce qui est.
Ma parole n’a toutefois que peu de poids. Elle n’est qu’un gentil défouloir qui satisfait tout le monde.
À peu près.