Comme s’il fallait que quelques-uns aient trouvé le véritable sens de la vie. La vie est orchestrée par le chaos. Et lorsqu’un mouvement chaotique vient la troubler encore davantage et sans raison apparente, pour le coup ça devient intéressant.
Voilà, ce que c’est d’écrire, ce truc immodeste au possible, surtout lorsqu’on souhaite publier. Pour qui donc se prend-on, à prétendre intéresser d’autres que soi ? Ce truc si troublant parce que l’on y oscille de l’état de félicité, sinon de surpuissance, à celui d’aboulie et d’incompréhension, parfois d’une seconde à l’autre, quand les mots, les idées se refusent, s’éloignent, se téléscopent dans une danse anarchique, mortifère et stérile. On se demande à quoi bon.
Le sentiment de notre intense solitude dans ce monde m’accompagne depuis ce jour où je suis devenu le père de mon père, bien avant l’âge requis.
Il faut savoir suspendre de temps en temps nos appétits de rationalité à tout crin.
Les ans et les douleurs n’ont ni courbé ni affaissé le père Gustave, un vieux gaillard au regard abrupt, qui taille soigneusement sa barbe grise une fois par semaine. Il se tient droit, il est grand et fier. Il porte en permanence un béret sur sa tête. Accoudé au comptoir du débit de boissons, qui donne sur ce que tous nomment avec ironie et tendresse « la grand’rue », il boit son chocolat chaud du matin. Celui qui tient l’endroit est un homme jeune et grave. Il essuie avec conscience les verres qu’il vient de passer sous l’eau. Quelques instants plus tard, il demande : « Il va rester longtemps ? »
La père Gustave le regarde, les yeux brûlants. Il finit par répondre, d’une voix dure. « D’où il vient, c’est la guerre. Tu le sais, non ? Les combats, la torture, les deuils, il en est rempli. Et d’autres viendront après lui.
– C’est pas la peine de s’énerver, réplique le patron.
Ma seule croyance est que certaines choses valent davantage que les efforts que l’on consent pour les expliquer. Elles nous commandent, et se laisser gagner par l’émerveillement et l’angoisse qu’elles nous balancent à la gueule est déjà bien suffisant.
Les processus de civilisation et de déshumanisation chevauchent côte à côte dans une poussière aveuglante, et les moments où celle-ci vient à se dissiper, on prend le temps de constater ce qui de la lumière des visages bienheureux ou de la roideur des cadavres déchiquetés l’a emporté cette fois-là.