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Citations de Joël Casséus (32)


Je suis devant le réchaud et la flamme bleue lèche le fond de la casserole et je comprends – contrairement à lui – que c’est peut-être tout simplement à ça que se réduit notre existence : un vieux restant de soupe de boue avec ce que je pense être du chou. Voilà à quoi est réduite toute une vie qui m’avait autrefois semblé si complexe, si pleine de promesses. Alors je me rappelle la vitalité qu’il avait avant et de la force que nous trouvions en réponse à tout le mépris qu’ils nous témoignaient et l’audace, l’audace de ne pas refuser la vie, de ne pas refuser de donner la vie et la lutte, la lutte incessante qui nous rendait de plus en plus forts face à toutes les embûches et la vie qui continuait et leur vie qui prenait, qui explosait parfois dans toute la force de l’enfance et leur rire et nos sourires qui étaient réapparus et maintenant cette soupe, cette bruine, ces nuages… eh bien, eh bien, regardez-moi un peu ça…
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Il est silencieux. Il observe les couleurs pareilles à celles que se trouvent sous l'autre moitié du ciel. Chaque fois que je retournais sous l'autre moitié du ciel après une expédition punitive ici, je restais stupéfait à observer toutes les couleurs. Elles ondulaient, caressaient les sens. Il était inutile de tenter d'échapper à l'apaisement qu'elles provoquaient puisqu'elles se trouvaient partout, exhibées sur les vêtements, les murs des édifices voisinant les allées pavées. Lorsque je revenais des expéditions, je cherchais à les éviter puisqu'elles me semblaient pareilles à un soleil rugissant, aveuglant, après toutes ces journées passées dans le gris et le noir morne sous ce demi-ciel. Je fermais les yeux et les images de massacres, de leurs corps que nous jetions dans les bûchers sous le poids écrasant du demi-ciel gris m'assaillaient, ainsi que la haine alimentée par une peur que nous cherchions à fuir. Cette haine, vive et profonde et sauvage comme les flammes : seul l'apaisement des couleurs frivoles et criardes pouvait la masquer.
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La porte s’ouvre et je vois que c’est le père des jumeaux qui est accompagné par deux individus.
J’observe les nouveaux venus un peu mieux et je reconnais la femme enceinte avec un homme qui est visiblement son mari. Je finis de placer les verres derrière le comptoir et je fais un signe de tête et ils prennent place à une table. Alors je me dis que je devrais aller m’occuper d’eux avant que ma femme se plaigne des ivrognes qui finissent toujours par se trouver dans mon dépensier.
Je prends une bouteille d’assommoir et quelques tasses et je m’approche. Je mets trois verres sur la table et je me rappelle que la femme est enceinte alors j’en enlève un. Je verse l’assommoir et je regarde les hommes saliver pendant que le liquide se hisse jusqu’au rebord.
– T’as un wagon de libre ? me demande le voisin après avoir pris une première gorgée.
Je me retourne et je regarde si ma femme a entendu et elle est debout et me dévisage et lave un verre et elle secoue la tête comme si tout cela était de ma faute.
Je discute un moment avec le voisin et les nouveaux arrivants.
– Peut-être… enfin, je dois savoir c’est pour qui.
– Eux, il fait en désignant le couple d’un signe du menton.
Je les observe et je sens le regard de ma femme sur mon dos. Enfin… ils peuvent quand même pas dormir dehors. Surtout qu’elle attend un enfant.
– Vous venez de loin ? que je leur demande.
Le nouveau venu regarde les tatous sur ses mains et ne lève pas le visage. Alors je comprends qu’il ne va pas me répondre. Je sens toute la dureté de l’homme, je pense presque voir les épreuves sur les lèvres serrées. Je regarde la femme qui le dévisage et je vois qu’elle comprend quelque chose. Qu’elle est plongée dans ce qui ne peut pas être dit. Elle allonge la main et la pose sur celle de l’homme et celui-ci l’agrippe et lève son visage et la regarde. Comme s’il avait dérivé et qu’il s’accroche à elle pour ne pas sombrer. Je soupire et j’observe dehors et je m’attends à voir le soleil se coucher, mais il est peut-être déjà trop tard.
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Les hommes s’étaient allongés le long du feu. On se passait la bouteille et on fermait les yeux et c’était bon. Mais la terre, les trous étaient encore là, la terre et les trous et les crevasses, les fosses qu’on creusait. Tout ça, ça hantait nos songes collés derrière nos paupières. On se voyait répéter les mêmes gestes, ceux qu’on a répétés des milliers de fois. Quelqu’un m’a passé la bouteille et j’ai jeté la tête en arrière et j’ai pensé à rien et c’était bon. J’ai senti le feu dans ma gorge, dans mon ventre, j’ai vu la terre humide et grasse, la terre qu’on creusait et qu’on jetait dans les seaux, je voyais la terre et la boue et les crevasses. « Viens avec moi, sergent, viens avec moi », il avait chuchoté. Mais j’ai rien dit. J’ai rien dit, je savais que demain allait être la même journée que celle que nous venions de passer, celle qui nous avait brisés. Que la seule chose qui pouvait nous permettre d’échapper à ce sort était l’horreur. Je l’ai entendu, mais j’ai rien dit. Il a pas insisté.
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Il me regarde, ses yeux en disent beaucoup, il porte quelque chose d’énorme, de trop grand.
Je lui rappelle pas l’histoire du bâtisseur, je lui rappelle pas cette journée lorsqu’il reposait tout au fond des fosses, la tête écrasée. Je lui rappelle pas comme on l’avait trouvé si paisible comme ça, dans le ventre des fosses, puis comment il est devenu subitement si agité, qu’il a commencé à parler de ses jumeaux, de celui qui était mort, mais surtout de celui qui vivait encore et que c’était ça, c’était ça qui nous avait poussés à l’extirper des fosses. C’est à ça qu’il pense, lui aussi, à la façon que le bâtisseur était tout agité lorsqu’il a commencé à penser à son petit, comment on l’a aidé à sortir du ventre des fosses, comment on l’a amené jusqu’au camp, comment ça a pris un temps fou parce qu’il était tout agité, tout agité avec sa tête écrasée. Il aurait voulu rester paisible dans le ventre des fosses, ça, on le savait. On le savait tous. Mais il avait son petit. Alors on l’a sorti des fosses et on l’a amené à son petit.
Son petit l’a regardé, il a regardé sa tête tout écrasée et il se demandait, il se demandait qui c’était et ce à quoi il pouvait encore servir. Alors il a compris, il a compris même s’il l’avait toujours su, comme nous tous, qu’il aurait dû rester dans le ventre des fosses. Il est mort dans les herbes hautes, seul, avec sa tête tout écrasée. Il est mort comme ça, en pensant comme il était paisible dans le ventre des fosses. Il est mort comme ça, y a pas grand-chose qu’un homme peut faire.
Je lui parle pas de la mort douce, la mort des fosses, qui lui est refusée maintenant. Pas avec une petite. La petite dans le ventre de sa femme. Une petite qui va attirer ceux qui rôdent. Nous posons nos pelles contre nos épaules, nous prenons nos seaux et marchons vers les fosses.
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La terre regorgeait de minerais. Des hommes aux visages pareils aux bêtes délogèrent les indigènes avec fer et feu. Ces derniers s’installèrent dans les landes avec les semences de leurs arbres et de leurs histoires. Le temps passa, l’espoir de retrouver leur village s’effrita. Les histoires devinrent des mythes. Ceux qui rôdaient, aux visages poilus et armés de pistolets, étaient quelque part sur les plaines. Ils convoitaient le ventre fertile de leurs femmes et les minerais qu’ils extrayaient des fosses.
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Alors je joue. Comme je l’ai fait pendant tout mon trajet. Je reproduis les sons de ce que j’ai vu et de ce que j’ai ressenti et je leur donne. Je leur donne sans même utiliser des mots parce que je veux qu’ils comprennent. Je ne veux pas qu’ils puissent faire semblant de ne pas savoir. Que leurs enfants tuent les nôtres. Je leur dis partout. Je leur dis à ceux qui veulent encore écouter. Je leur dis avec les sons, sans les mots, parce qu’il n’y a plus de mots pour dire.
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On savait que père était fatigué, il nous a expliqué que la guerre c'est comme un poison, un poison qui reste dans le corps et qui fait qu'on meurt très lentement.
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Il sait peut-être. Il sait sûrement. Ce ne peut pas être possible qu'il n'ait pas remarqué l'odeur. L'odeur des bombes qui provient de la ferraille. Parce que lui aussi, il a été chassé du vieux pays par les bombes. Et je sais que c'est impossible d'oublier cette odeur. Par ce que c'est tout ce que nous avait laissé le vieux pays, à l'exception des cauchemars et des cicatrices et des souvenirs. L'odeur des bombes, dans nos nez, sur nos vêtements. Je pensais que toute la route que j'avais traversée jusqu'ici faisait que je n'aurais plus à connaître cette odeur. Mais je comprends maintenant que j'ai quitté l'endroit où était enterré mes parents et ma famille pour un cimetière de bombes.
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Parce que maintenant ce n'est plus l'exil et la pauvreté et la fin qui me font souffrir, ce sont tous ces souvenirs. De ce que j'ai été, des espoirs que j'ai entretenus. Tout ce qu'il a ramené avec lui lorsqu'il est arrivé ici.
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Alors je fais ce que je fais toujours dans ces occasions. Je vais à l'extérieur et j'enlève toute la poussière qui s'est accumulée sur le porche. Je les vois alors, marchant côte à côte. Je trouve alors obscène l'espoir qu'ils incarnent. Je trouve leur espoir obscène et je sens les larmes qui gagnent. Alors je sors ma blague à chicochlorophyle et je me prends plusieurs feuilles et je balaie. Je balaies et je pense enfin à rien.
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Je me rappelle la mort de mon père. Je me souviens de la brutalité de la séparation. Il y avait une légère brise à l’extérieur de la caverne. Le silence, l’absence de mots, l’absence de sons, comme pour souligner qu’il n’y avait aucune explication à sa mort, qu’il n’y en avait jamais eu, et qu’il n’y en aurait jamais. C’est étrange comme les gens cherchent un sens à la vie, mais jamais à la mort. Confrontés à la mort, ils demanderont pourquoi, ils se révolteront face à ce qu’ils considéreront comme une injustice. Les plus lucides prendront conscience qu’ils croyaient encore que la vie, la mort pouvaient former une espèce de cohérence et toute leur colère se tournera contre eux puisque s’ils avaient su, ils auraient dit des paroles d’affection qu’ils n’ont jamais partagées avec ceux qu’ils aimaient. Alors tu soupires, tu prends sur toi et tu continues.
J’ai secoué le corps de mon père un moment. Sa chair lasse se défaisait en des lambeaux sanglants. Je ne pensais pas, je ne croyais pas qu’il était possible qu’il soit parti, qu’il m’ait abandonné. Je lui ai parlé. Je suppliais qu’il se réveille. Mais j’ai grandi. J’ai grandi en faisant taire les sentiments. Ces choses ne m’affectaient plus.
Elle avait remarqué, sur le bord de la mer alors que les vagues frappaient contre nos corps enlacés, la tendresse dans mes gestes. Elle m’avait dit que j’étais bon, que j’étais un homme tendre. Je l’avais dévisagée. Je ne lui jamais dit que j’ai dû enfouir tous mes sentiments afin de pouvoir continuer, survivre. C’est tout ce que peut faire un homme. Je lui ai jamais expliqué que tous les sentiments se faisaient aspirer et taire chez moi. Elle me trouvait tendre, elle trouvait mes gestes délicats. Mais elle ne comprenait pas comment je pouvais être aussi dur.
Je ne lui ai jamais expliqué.
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Le temps passa et les agresseurs se mélangèrent aux agressés. Ils partagèrent leur sang. La violence devint leur langue commune. Une fin. Leurs museaux de bêtes s’invectivaient sous le demi-ciel, dans le ventre des fosses. Le mur et ce qu’il délimitait demeuraient indifférents face à leur lot, et ceci constituait la violence la plus grande. Ils s’enivraient de l’odeur des femmes, y rêvaient lorsque leurs corps s’effondraient sous la fatigue, des peintures rupestres hachurant la texture de leur songe.
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Il y a toutes sortent de choses, me disait ma mère. Il y a toutes sortes de choses, belles et fragiles, qui ont fait le choix de se taire. Il y a des choses belles et fragiles qui préfèrent se cacher parce qu’elles savent qu’elles sont les premières à disparaître avec toute la brutalité qui déferle sur ce monde. Beaucoup pensent que ces choses ont tout simplement disparu. Mais je sais, je les ai vues lors de mon errance jusqu’à la mer. J’ai vu ces choses et j’ai appris à reconnaître leurs timides manifestations. Le chant qui se cache dans le vent, les pulsations du cœur de la terre dans la boue et la poussière que tu foules avec tes pieds nus. Je les sens, les entends, ces choses.
Je les vois. L’enfance, la pitié et la générosité.
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La route traverse un paysage vide, abandonné. Carcasses de véhicules et de bêtes énormes figées dans la stupeur du mouvement abruptement cessé, redevenant lentement poussière rouge avec l’érosion, rochers massifs projetant des ombres polygonales, déchets – morceaux de monde – draps – sangs – boue – chair – sable – terre – chair – boue – sang – boue – insectes furtifs laissant deviner – boue – sang - laissant deviner une vie qui persiste – bruit diffus de moteurs – viande rance sur fer acéré – rouille – boue – poussière rouge – rouge – vie qui persiste qui s’accroche au flot de chair rose – sang – rouge – sable rouge.
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J’entends le demi-ciel déborder sur l’horizon. Crachin, vagues énormes et écume rageuse. La voûte bleue se plie, torsadée. Siphon funeste rompant les zébrures de rideaux de chaleur. J’entends les ruisseaux pâles des nuages dans le demi-ciel.
Personne ne parle. Je sens qu’elles savent que la violence finira par prendre le dessus et ceux qui reviendront au camp ne pourront pas la contenir. Elles savent autant que moi. Les hommes sont partis cueillir la violence avec leur cœur de pierre avide de richesses ; Cœur de pierre bleu comme ceux qui rôdent, cœur de pierre cupide, assoiffé et insatiable. Elles voudraient fuir, se faire oublier. Elles répandent une odeur qui rappelle celle des bêtes fraîchement dépecées.
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Rouge comme les yeux de ma femme lorsqu’elle me regardait. J’avais jamais cru qu’une haine si profonde pouvait apparaître si rapidement chez quelqu’un que tu pensais connaître. Chez quelqu’un que t’aimais. Mais j’imagine que c’est comme ça. Que la haine est déjà là, et qu’elle attend quelque chose d’important avant de se manifester. Quelque chose comme le départ de son garçon. Notre garçon.
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L’ordre du monde, tu penses parfois que tu peux y faire quelque chose, que tu peux le comprendre, essayer de le changer un peu, le rendre moins implacable. Tu penses qu’il te sera possible de faire quelque chose, mais : non, nous sommes bien peu de choses.
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Maintenant, il me reste les souvenirs et les rides qui sont les cicatrices laissées par le temps. Maintenant, la mort viendra peut-être enfin me libérer. Mais avant, je dois payer. Je dois payer pour tout ça.
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C’est le désir, elle me disait. Il ne vient jamais de nous, il naît toujours entre toi et quelqu’un d’autre, toi et quelque chose d’autre. Il échappe à ta volonté, tourne autour de toi, hors de ton contrôle, et t’étourdit. C’est le désir. C’est la vie. Tu veux y échapper, mais tu t’arrêtes, tu regardes, tu te fais aspirer. C’est comme ça, et ensuite, toutes sortes de choses arrivent sans que tu n’aies rien à y faire.
C’est tout ce qu’elle disait. Ensuite, elle se laissait recouvrir par le silence, le même qu’elle m’a donné plus tard.
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