Josette Forgues Torrent

Tu ne pleureras pas. Pas à la mort des camarades, ni à celle de tes parents. Même si les générations s’éteignent en emportant parfois les plus proches. Tu feras en sorte que leur souvenir reste bien vivant. Tu le feras parce qu’avant toi d’autres se sont battus pour que tu puisses vivre aujourd’hui. Libre dans ce pays. Tu sais que certains ont oublié, fermé les yeux, voire collaboré, dénoncé, participé, prêté allégeance. Tu les connais. Mais il y a les autres, dont tu fais désormais partie. Ceux qui ont refusé, falsifié, dissimulé, menti, espionné, annoté, griffonné, transmis, répété, communiqué, enquêté, compati, coopéré, risqué, tué, souffert. Ces autres ont résisté. Et, pour leur rendre hommage, tu raconteras.
Tu raconteras chaque geste de chaque mission. Chaque mot de chaque courrier. Chaque angoisse lors de chaque épreuve. Tu raconteras les ordres et les consignes, les traîtres et les complices, les Louis et les Raoul. Ceux qui ont jalonné ta petite histoire et ont permis d’infléchir la trajectoire de la grande. Tu raconteras la noirceur et l’amertume d’une vie sous l’Occupation mais aussi le goût et les délices de la Résistance.
Raconter sera le seul moyen de trouver un sens à ton chagrin. Transmettre pour ne pas oublier. Répéter pour ne pas refaire. Tu feras du devoir de mémoire la nouvelle mission du reste de ta vie.

- Et puis, on était libres, c’était merveilleux !
- Libres comment ?
- Libres des Boches ! La France était libre. On faisait ce qu’on voulait. On partait en vacances à Canet-Plage, on emmenait les gosses à la montagne… Ça peut sembler anodin, mais quand vous avez vécu sous l’Occupation, que vous avez compté la moindre patate, que vous avez eu peur pour votre vie… la paix, vous en savourez le goût dans chaque chose.

Si je le brûle, je nous protège. Mais alors je ne laisse rien. Rien de notre secret, rien de nos messes basses près du potager, rien de nos randonnées jusqu’au kilomètre 1 par une nuit de pleine lune, rien de nos messages codés, des lettres, des mots de passe, des échanges, des renseignements. Rien de la lutte, de notre résistance. Rien de nous. ‘Tu ne peux pas me demander ça, papa. Cet atlas, c’est nous. C’est toi et c’est moi.’

- On était ensemble dans le train. On a d’abord été débarqués à Auschwitz. Je me souviens bien de lui et de son accent du Sud. On avait sympathisé. Un type bien.
- Et puis ?
- Ils nous ont tatoués au même moment. Puis on nous a expédiés dans deux camps différents. Je crois qu’il est parti à Flossenbürg ensuite… Oui, c’est ça.
- Ils reviennent quand, les trains de Flossenbürg ?
- Ils ne reviennent plus, madame.

- On va où demain ? lui avais-je demandé la veille au soir.
- À Las Illas.
- Ne me dis pas qu’on va passer quelques jours chez l’oncle Auguste ?
- Je sais à quel point tu le portes dans ton cœur, Josette…
- Ma foi, entre une vie passée avec lui et une vie à manger des navets… mon cœur balance.

Avec prudence, elle sort de son sac un vieil atlas de géographie, s’apprêtant à livrer, une fois de plus, l’histoire qui est la sienne. Cette expérience hors du commun qui l’a marquée, façonnée, qui a fait de l’enfant légère et insouciante d’hier, l’adulte introvertie et réservée d’aujourd’hui. Raconter ce morceau de vie qui a changé la sienne, et sans doute celle de tant d’autres.

Soucieux de rendre ses cours vivants, l’enseignant a toujours cherché à mettre de l’humain au cœur du programme scolaire. Son cours n’a de sens que si ses élèves peuvent faire le lien entre les chiffres, les dates, les cartes et les gens qui ont fait la grande Histoire. Ceux dont on se rappelle les noms, les Jean Moulin et les de Gaulle, mais aussi les anonymes. Ceux que l’on croise tous les jours sans savoir que leurs choix, même les plus minimes, ont changé le cours de nos vies. Les Français qui ont participé à la collaboration, ceux qui ont dénoncé, qui ont indiqué l’adresse exacte d’une famille juive qu’ils connaissaient pourtant depuis longtemps. Ou, à l’inverse, ceux qui ont pris tous les risques pour sauver des inconnus. Un voisin, un enfant, souvent celui d’un autre. Ceux qui ont donné, offert un bout de pain, des vêtements ou un abri, ceux qui ont saboté des trains et libéré des villes entières.

Un papier s’embrase. Puis un autre. Tant pis pour les souvenirs. Dans ce quartier de Perpignan, sur la terrasse en pierre d’un petit pavillon, une jeune fille met le feu aux pièces à conviction. Elle recule d’un pas pour ne pas se brûler. À ses pieds, deux années de résistance partent en fumée.

Sa religion, à mon père, c'est la SFIO. Moi aussi j'ai foi dans le socialisme mais, là, le seul qui puisse m'aider, c'est probablement Dieu.
Ou son fils, le petit Jésus. Parait qu'il fait des miracles.

- Un synonyme de "saleté", en cinq lettres, avec un"c" en troisième position ?
"Boche" est le premier mot qui me vient à l'esprit.

En plus d'être Boche, il ne connaît pas son chemin, celui-là.
C'est ça de s'installer à l'étranger, monsieur.

Si je ne le fais pas, qui le fera ?

Est-ce que le rêve est interdit depuis juin 1940 ?
Cela ne fait pourtant pas partie des produits rationnés.

Nous, les enfants, prenons l'habitude de partir pour l'école avec un masque à gaz sous le bras.
On nous a montré comment l'enfiler et serrer la sangle autour de la tête.
On a vu plus confortable comme couvre-chef.

- Je m’appelle Josette Forgues-Torrent, je suis née le 15 avril 1930 à Perpignan et j’ai été résistante. J’ai œuvré pendant deux ans dans le réseau Gallia. Je travaillais pour mon père.

« On s’en fout, des manuels scolaires, il leur faut de l’humain, aux jeunes ! », a-t-il asséné à ses collègues dubitatifs. « S’ils ne font pas le lien avec la vie de ces gens, ils oublieront. Il faut transmettre. »

Je ne sais pas ce qu'ils ont vécu précisément. J'ose à peine l'imaginer. Mais ces yeux! Des regards vides, hagards, paniqués parfois, vitreux souvent.

J'ai toujours été douée pour me faire discrète. Et ça m'a bien servi quand les nazis ont débarqué dans mon rues, à Saint Malo. Il fallait baisser la tête, éviter de croiser leur regard, ne pas moufter.

_Et si ça remonte jusqu'à moi, hein? Il y a pensé, Michel, avant de jouer au résistant? Moi, j'ai rien à me reprocher, j'ai pas envie que la Gestapo retrouve mon bureau et mes chaises chez vous.

Il y a une procédure à suivre. Même si on agit dans l'ombre, on fonctionne comme une armée. Si, au moindre coup de panique, chacun n'en fait qu'à sa tête, on se fait repérer, arrêter, démanteler, tuer.