Citations de Julie Otsuka (393)
« Sur le bateau nous étions presque toutes vierges » : « nous », ces femmes japonaises – « certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles » – qui traversent le Pacifique vers la Californie où les attendent leurs « fiancés », des hommes qu’elles n’ont jamais rencontrés. On est au tout début du XXe siècle. Masayo, Mitsuyo, Nobuye, Kiyono (et tant d'autres rassemblées dans ce « nous ») rêvent de vies nouvelles, d’amour, les photos envoyées au Japon ont fait naître l’espoir.
"Personne ne gagne , à la guerre. Tout le monde perd", disait-il.
Tu verras : les femmes sont faibles, mais les mères sont fortes.
Dans le quartier japonais nous vivions à huit ou neuf dans une pièce derrière notre salon de coiffure, nos bains-douches, dans de minuscules appartements aux murs bruts, si sombres que nous devions laisser les lumières allumées toute la journée. Ils éminçaient des carottes dans nos restaurants. Empilaient des pommes sur nos étals de fruits. Grimpaient sur leurs bicyclettes et allaient livrer leurs courses aux clients en passant par la porte de service. Ils séparaient le blanc et les couleurs dans nos blanchisseries en sous-sol et apprenaient vite à faire la différence entre le sang et le vin.
Nous oubliions Bouddha. Nous oubliions Dieu. Nous étions glacées à l'intérieur, et notre coeur n'a toujours pas dégelé. Je crois que mon âme est morte.
La piscine est profondément enfoncée sous terre, dans un vaste espace caverneux à plusieurs mètres sous les rues de notre ville. Certains d'entre nous viennent ici parce qu'ils sont blessés et cherchent à guérir. Nous avons des problèmes de dos, d'affaissement du pied, d'anxiété, de rêves brisés, d'anhédonie, de mélancolie, bref, les maux habituels qu'on rencontre là-haut. D'autres travaillent pour l'université toute proche et préfèrent prendre leur pause-déjeuner là en bas, dans l'eau, loin du rude regard de nos pairs et de nos écrans. Certains encore se réfugient ici pour fuir, ne serait-ce qu'une heure, un mariage décevant. Beaucoup d'entre nous vivent dans le quartier, et aiment simplement nager.
(incipit)
Nous avions beau savoir que nous ne le reverrions pas, nous savions que si c'était à refaire nous irions tout de suite, car être avec lui c'était comme être vivante pour la première fois, mais en mieux.
Ce que nous perdons en ciel et en horizon, nous le gagnons en tranquillité, car l'une des meilleures choses que nous procure la piscine, c'est le bref répit loin du fracas du monde de là-haut : taille-haies, coupe-bordures, klaxons, nez mouchés, gorges raclées, pages tournées, cette incessante musique qu'on entend partout, où qu'on aille - chez le dentiste, à la pharmacie, dans l'ascenseur qui vous emmène consulter cet audiologiste à propos de ce sifflement étrange dans vos oreilles.
Certaines d'entre nous n'avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n'avaient que quatorze ans et c'étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d'élégants vêtements. (…) Certaines descendaient des montagnes et n'avaient jamais vu la mer.
Il ne faut pas trop s'attacher aux biens de ce monde.
Si nos maris nous avaient dit la vérité dans leurs lettres - qu'ils n'étaient pas négociants en soieries mais cueillaient des fruits, qu'ils ne vivaient pas dans des vastes demeures aux pièces nombreuses mais dans des tentes, des granges, voire des champs, à la belle étoile - jamais nous ne serions venues en Amérique accomplir une besogne qu'aucun Américain qui se respecte n'eût acceptée.
« L’une des nôtres les rendait responsables de tout et souhaitait qu’ils meurent. L’une des nôtres les rendait responsables de tout et souhaitait mourir. D’autres apprenaient à vivre sans penser à eux. » (p. 47)
Sur le bateau nous étions dans l'ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assises sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d'important. Une jeune fille doit se fondre dans le décor : elle doit être là sans qu'on la remarque. Nous savions nous comporter lors des enterrements, écrire de courts poèmes mélancoliques sur l'arrivée de l'automne comptant exactement dix-sept syllabes.
Certains d’entre eux laissèrent un nom
qu’on cite encore avec éloge.
D’autres n’ont laissé aucun souvenir
et ont disparu comme s’ils n’avaient jamais existé.
Ils sont comme n’ayant jamais été,
Et de même leurs enfants après eux.
L’Ecclésiaste, 44: 8-9
(citation intro)
"Personne ne gagne, à la guerre. Tout le monde perd, disait-il."
Un jour, nous partirons...
Mais en attendant, nous resterions en Amérique, à travailler pour eux, car dans nous, que feraient ils?
Qui ramasserait les fraises dans les champs?
Qui laverait leurs carottes?
Qui réçurerait leurs casseroles?
Qui pleurerait pour eux?
Alors, nous repliions nos kimonos pour les ranger dans nos malles, et ne plus les ressortir avant de longues années...
Nous revenions moins cher à nourrir que les Américains d’Oklahoma ou d’Arkansas, qu’ils soient ou non de couleur. Un Japonais peut vivre avec une cuillerée de riz par jour. Nous étions la meilleure race de travailleurs qu’ils aient jamais employée au cours de leur vie. Ces gars-là arrivent, et on n’a pas du tout besoin de s’en occuper. P 38
Sois humble. Polie. Montre-toi toujours prête à faire plaisir. Réponds par : "oui, monsieur" ou "Non, monsieur" et vaque à ce qu'on te demande. Mieux encore, ne dis rien du tout. A présent tu appartiens à la catégorie des invisibles.
Nous avions rangé nos miroirs. Cessé de nous peigner. Nous oubliions de nos maquiller. Quand je me poudre le nez on dirait du givre sur une montagne. Nous oubliions Bouddha. Nous oublions Dieu. Nous étions glacées à l’intérieur, et notre cœur n’a toujours pas dégelé. Je crois que mon âme est morte. Nous n’écrivions plus à notre mère. Nous avions perdu du poids et nous étions devenus maigres Nous ne saignions plus chaque mois. Nous ne rêvions plus. N’avions plus envie, nous travaillions c’est tout.
En général, nos maris n’avaient rien à faire avec eux. Jamais ils ne changeaient une couche. Jamais ils ne lavaient la vaisselle sale. Jamais ils ne touchaient un balai. Le soir, nous avions beau être épuisées, quand ils rentraient des champs, ils s’asseyaient pour lire le journal tandis que nous préparions le dîner pour les enfants, faisions la vaisselle et raccommodions des piles de vêtements tard dans la soirée. Jamais ils ne nous laissaient dormir avant eux. Jamais ils ne nous laissaient nous lever après le soleil. Tu donnerais le mauvais exemple aux enfants. Jamais ils ne nous accordaient ne serait-ce que cinq minutes de répit. C’étaient des hommes taciturnes, usés, qui entraient et sortaient de la maison dans leur bleu de travail boueux en marmonnant des choses au sujet des drageons, du prix des haricots verts, du nombre de caisses de céleri qu’ils espéraient récolter cette année-là. Ils s’adressaient rarement à leurs enfants, ni même ne semblaient se rappeler leurs noms. Dis au troisième garçon de se tenir droit quand il marche. Et quand l’ambiance à table devenait trop bruyante, ils frappaient dans leurs mains et s’écriaient : « Ça suffit ! » Leurs enfants, en retour, préféraient ne pas leur parler du tout. Lorsqu’ils avaient quelque chose à leur dire, ils passaient toujours par notre intermédiaire. Dis au père que j’ai besoin de cinq cents. Dis au père qu’il y a un problème avec un des chevaux. Dis au père qu’il a raté un coin en se rasant. Demande au père pourquoi il est si vieux.