AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Julie Ruocco (162)


Dans ces moments, un rien pouvait faire la différence. Leur joie devant cette procession minuscule prouvait à tous qu'ils étaient encore en vie et capables d'espoir. Cette scène de triomphe fut aussi absolue qu'éphémère, mais elle avait fait oublier la faim et la défaite, le temps d'un simple mariage.
Commenter  J’apprécie          10
Ce sentiment curieux pour un homme d'avoir une sœur, Asim en était rempli. La joie presque animale qu'il prenait à reconnaître le sang qui palpitait bien vivant dans ses veines, de savoir qu'il le partageait, qu'il était sien sans qu'il le possède. Toutes ces années, il s'était contente de la veiller. Pas comme les autres. Ceux qui enferment, chiffrent les réparations et négocient l'honneur. Ceux-là n'ont pas de sœur, a peine des servantes. Asim, lui, tenait de son père la sagesse secrète, la certitude que ceux qui réclament l'obéissance des femmes ne mériteraient jamais leur amour. C'était le seul cadeau qu'il lui avait fait avant de disparaître et il lui en était reconnaissant. Grâce à cela, il était libre. Libre de veiller Taym simplement parce qu'il l'aimait.
Commenter  J’apprécie          10
Elle se souvenait qu'étudiante, elle s'émouvait de ces héritages dispersés, sacrifiés par l'avidité des vivants. plus maintenant.
Commenter  J’apprécie          10
Les quartiers se succédaient, Asim marchait derrière le vieux à la manière d’un somnambule, ne retenant rien du parcours ou des visages qu’il croisait. Les couleurs et les passants en nombre lui étaient douloureux. Il craignait à chaque instant qu’une alarme ne retentisse et que cette illusion de paix ne se résorbe en catastrophe. Car la catastrophe était toujours là, même larvée dans un sourire ou un éclat de voix. Il s’étonnait de voir des commerces ouverts, des femmes dehors. À chaque rue qu’ils traversaient, il s’imaginait voir arriver une voiture armée d’un fusil-mitrailleur ou que l’empressement affairé de la foule allait être soufflé par une explosion. Pas de pendus aux fenêtres, pas d’exécutions aux carrefours. Pourtant, ça devait encore se passer, à quelques kilomètres seulement, à l’instant même où il formulait cette pensée. La juxtaposition des réalités ouvrait en lui un gouffre infini mais il restait impassible. L’angoisse avait lavé ses traits, tranché le fil de ses nerfs. C’était certainement ce qu’il se passait quand le cerveau, même sans le vouloir, s’était habitué à la terreur. Il savait juste mieux dissimuler ses surgissements intérieurs.
Arrivé chez le vieil homme, Asim était épuisé, étourdi par le frôlement de tous ces vivants auxquels il n’appartenait plus. Dans le tumulte, il lui avait bien semblé croiser quelques ombres comme lui, le regard éteint. Ici, on les appelait les réfugiés. Il devrait s’y faire, mais il ne se sentait pas plus proche de ces exilés que des autres. Et eux, de leur côté, n’auraient rien à lui dire non plus. Ce n’était pas leur faute. Seuls quelques mois séparaient leur départ, mais au milieu il restait cette impossibilité du lien qui perdure au-delà la perte et de la violence. Le mot “refuge” était creux, vidé par la différence entre les enfers personnels et l’inexistence d’un langage commun. Le paradis pouvait bien être un fantasme collectif mais chaque enfer était particulier, insaisissable par la langue.
Commenter  J’apprécie          10
Chaque mort s’inscrit dans une logique de terreur souterraine. Elle doit à la fois innerver et paralyser le pays sans jamais se dévoiler en plein jour. L’extermination n’est pas l’objectif final mais une stratégie du régime pour préserver l’appareil d’État. Ces exécutions sont sa réponse sur le plan intérieur et elle se doublera immanquablement d’une campagne internationale pour la couvrir. Dans le faisceau des conjonctures qui se dessine, je ne peux retenir qu’une hypothèse, et elle est terrible : cela fait des générations que le régime brutalise et affame un monstre qu’il a accouché dans ses prisons. Le jour est proche où il le lâchera pour qu’il prenne part à la diversion et aux massacres. Parce qu’il l’a porté en lui et qu’il rendra ses crimes invisibles, ce monstre sera le miroir du régime. À la terreur interne, il opposera une lutte globale, et pour faire oublier le secret de ses caves, il se fera médiatique. Ce monstre devra publiquement reculer les frontières de l’horreur jusqu’à laisser l’État apparaître comme un acteur raisonnable sur l’échiquier politique. Le circuit fermé de ses bourreaux sera couvert par les crimes d’un réseau international, autonome, et il n’est pas impossible qu’une fois le monstre abattu, le régime s’érige en sauveur d’un peuple qu’il a lui-même torturé et assassiné.
Commenter  J’apprécie          10
Cette guerre ne pouvait pas se suivre sur les cartes, avec des positions qui se gagnaient ou tombaient. Les repères géographiques n’importaient plus, l’empire de la démence se mesurait à la disparition des femmes. Menacées si elles sortaient, insultées si elles osaient seulement se montrer depuis leur balcon. Elles pouvaient être emmenées, juste parce qu’elles étaient dans la rue, parce que leur voile n’était pas assez noir, les gants pas assez mats. On ne les revoyait jamais. Combien étaient-elles, celles qu’on avait entraînées dans les voitures de la hisba3 ? Les autres étaient emmurées vivantes. Les voiles s’épaississaient, leurs contours devenaient de plus en plus vagues, la voix même était proscrite. Les femmes devaient se soustraire au monde et à elles-mêmes. Sans qu’on y prenne garde, les techniques de ­dissuasion personnelle s’étaient muées en punition collective. Interdiction de se montrer, impossibilité de se voir. À la place, des mots empoisonnés, des fantasmes violents. Le tabou de leur humiliation était dans tous les regards. La peur des sévices derrière le mot disparition. L’ignorance sur la nature des bourreaux. De ne pas savoir de quelles mains, de quelles nationalités. Au nom de quel dieu ou sur le déshonneur de quel drapeau elles étaient sacrifiées ? Comme si le détail pouvait devenir un motif de consolation. Celles qui mouraient et dont on retrouvait les corps avaient droit à de discrètes funérailles, et il y avait celles qui en réchappaient et dont on ne voulait plus. Elles devaient supporter le silence injuste de la honte et la mort qui fermentait dans leur ventre. Asim le sentait, cette fêlure, de plus en plus profonde, s’insinuait dans ce qu’un pays avait de plus intime, dans ce que la vie avait de plus sacré.
Commenter  J’apprécie          10
Pendant une opération, une infirmière n’arrivait pas à remettre une perfusion à cause de ses gants noirs et du tissu qui encombrait ses bras. Dans l’urgence, Asim attrapa la main qui tenait l’aiguille et l’aida à la replacer. (…)
— Va-t’en ! Vite ou tu seras battu toi aussi !
Il n’avait pas eu le temps de s’excuser que déjà Alaa avait quitté la pièce. La Belge referma la porte sur ses talons. Asim avait été roué de coups, mais l’infirmière, elle, n’était pas retournée à l’hôpital. Asim ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment on pouvait punir ce simple contact alors que l’on glorifiait l’orgie après la mort. La guerre avait changé de visage. Elle avait déserté les champs de bataille pour se terrer dans les esprits, s’enkyster dans le corps des femmes. Ou peut-être que ça avait toujours été le cas ? C’était l’ancienne menace de la police : “Tais-toi, baisse la tête ou on reviendra pour s’occuper de ta femme et de tes filles.”
Commenter  J’apprécie          10
Dehors, l’abject avait rendu floues les limites entre la prison et l’extérieur. Les barreaux s’étaient dressés dans les esprits, la peur déteignait sur tout ce qui lui avait paru juste et il lui semblait que la raison n’avait plus cours nulle part. Les exécutions devenues publiques, même les morts étaient enrôlés de force dans la propagande et s’exposaient sur les places. Depuis combien de temps cela durait ? Asim n’avait pas de date en tête. Mais il avait fallu que la ville entière pue la charogne et que les égorgements soient mis en scène et filmés pour que les Occidentaux s’intéressent de nouveau à la région. À cause des morts chez eux et des attentats en Europe, c’était un collègue qui lui avait dit ça.
Commenter  J’apprécie          10
Partout ça avait été une grande clameur. Une énergie foudroyante et contagieuse à la fois s’était emparée de tout le pays. Comme un feu qui prend dans une forêt que l’on a asséchée trop longtemps. Toutes les consciences s’étaient réveillées en même temps. Femmes et hommes avaient relevé la tête au son de la même musique. Un rythme imperceptible d’abord, comme un froissement d’ailes, un murmure d’enfant perdu dans la foule. Et puis, ça avait enflé comme une vague, claqué dans l’air comme un tambour. Pour la première fois, ils avaient osé se regarder et ils étaient sortis pour laver une vie d’injures et de crachats.
Ceux qui avaient grandi à l’ombre des absents et des humiliations découvraient des mots inconnus. Les mots “justice”, “dignité”. Et les rues s’étaient remplies de voix nouvelles. Des décennies de forces inemployées déferlaient sur les places à la recherche d’un horizon neuf. Toutes les peurs inoculées, les silences imposés, tout cela s’était évanoui en une nuit. Aucun tyran n’était éternel. La phrase était inscrite dans l’air, pulsait dans les veines de toute la Syrie. Il fallait voir les femmes danser, entendre le chant des hommes et sentir le soleil qui baignait leur corps. On allait ouvrir les prisons, chasser les spectres. Enfin, la vie allait pouvoir commencer. Il se souvenait de sa mère qui tissait les étoiles sur le drapeau syrien. Les tantes, derrière leur aiguille, entonnaient des hymnes oubliés, des nouveaux aussi. Toutes, elles rappelaient à elles le sourire de leurs disparus et sous leurs doigts, les drapeaux du peuple se transformaient en voiliers insubmer­­sibles.
Commenter  J’apprécie          10
C’était comme si la barbarie et l’aveuglement des hommes devaient les punir de leur espoir, purger la terre des générations qui avaient osé se révolter. Pour les régimes meurtriers, l’homme qui a goûté à la liberté est plus dangereux que le chien qui a goûté au sang. C’était la vieille loi. Et du fond de leur folie, les anciennes puissances avaient pressenti qu’il n’y avait pas de retour possible. Les replonger dans le sommeil de la peur ne suffisait plus, il fallait les exterminer. Noyer dans le sang la beauté de ces heures. Enterrer les images de tout un peuple qui se relève et fait de l’avenir son combat.
Commenter  J’apprécie          10
Dans ces moments-là, il aurait voulu hurler. Hurler juste pour ne pas devenir fou, juste pour se convaincre qu’il avait encore une voix et quelqu’un pour l’entendre. Mais il ne desserrait jamais les mâchoires. Lorsqu’un incendie s’éteignait, une autre explosion se déchaînait et la terre tressautait de nouveau comme un animal blessé. Le ciel était grillagé de traces, les façades se décrochaient des immeubles, emportant dans leur chute des étages entiers. Chaque jour, des effondrements mettaient les bâtiments à vif et tous les objets du quotidien exhibaient leur intimité morte de maison de poupée. Il y avait quelque chose d’obscène dans le spectacle de ces pièces suspendues dans le vide, de ces rideaux de douche flottant sur des meubles encore debout. À leurs pieds, la cohorte des vivants se déversait en bouffées ahuries. La ville barrissait de cris, d’appels et il fallait tout recommencer. Longer les crevasses des rues, creuser le béton en miettes, ausculter les murs à la recherche de blessés et ne déterrer que des fantômes. L’humanité se regardait tituber dans la cendre mais il n’y avait personne pour lui venir en aide. Comme si le monde avait accepté qu’ici les vies s’abîment sans réellement advenir. De plus en plus souvent, la colère prenait le pas sur le désespoir. Comment un pays pouvait-il se transformer en charnier dans l’indifférence des nations ? La révolution n’avait-elle pas eu lieu ? Ne s’étaient-ils pas révélés dans toute leur force, dans tout leur courage ? Ils avaient appelé le monde et le monde n’avait pas répondu.
Commenter  J’apprécie          10
Ce sentiment curieux pour un homme d’avoir une sœur, Asim en était rempli. La joie presque animale qu’il prenait à reconnaître le sang qui palpitait bien vivant dans ses veines, de savoir qu’il le partageait, qu’il était sien sans qu’il le possède. Toutes ces années, il s’était contenté de la veiller. Pas comme les autres. Ceux qui enferment, chiffrent les réputations et négocient l’honneur. Ceux-là n’ont pas de sœurs, à peine des servantes. Asim, lui, tenait de son père la sagesse secrète, la certitude que ceux qui réclament l’obéissance des femmes ne mériteraient jamais leur amour. C’était le seul cadeau qu’il lui avait fait avant de disparaître et il lui en était reconnaissant. Grâce à cela, il était libre. Libre de veiller Taym simplement parce qu’il l’aimait.
Commenter  J’apprécie          10
Ces objets qui avaient connu tant de faste et tant de sang pouvaient-ils encore appartenir au monde ? Avait-elle eu raison toutes ces années de les poursuivre ? De classer entre les pages de son carnet d'élève studieuse ce que le temps avait archivé dans les couches d'argile et de sable ? Les mots d'Olga lui revenaient en écho. Etait-ce vraiment tout ce qu'elle pouvait sauver ?
Commenter  J’apprécie          10
La poussière faisait comme un voile de chaleur entre elle et le bruit de la ville de Kilis. Elle savourait la brûlure des veines qui battaient sous sa peau, plus encore que celle du café blanc * sur sa langue.
* Infusion sucrée à base d'eau et de fleur d'oranger.
Commenter  J’apprécie          10
Une tête couronnée de serpents avec, en fond, ce qui ressemblait à la naissance d'une aile.
Commenter  J’apprécie          10
Bérénice ne bougeait plus et écoutait la partition du vent s'engouffrer dans ses cheveux. Elle devait être restée immobile pendant longtemps, assez longtemps pour que des serpents viennent effleurer l'acier de sa pelle. Des yeux, elle avait suivi la reptation lente des anneaux qui dessinaient des vagues dans le sable. Bérénice n'avait pas vraiment peur des reptiles. Elle n'esquissa aucun mouvement pour les effrayer ou s'en aller. A force de les fixer, son regard fut attiré par un morceau de pierre lisse, les serpents s'y étaient attardés un instant avant de disparaître dans les herbes hautes.
Commenter  J’apprécie          10
En tant que déracinée, elle nourrissait une étrange rancune à l'égard de la terre. L'ouvrir pour lui arracher ses mystères, avoir accès à un passé qu'on lui avait refusé.
Commenter  J’apprécie          10
"On vit dans un monde de coïncidences. Un homme et une balle qui se rencontrent, c'est une coïncidence."
Commenter  J’apprécie          10
Asim repensait aux paroles tamisées par l'histoire, aux visages éclairées et résolus qui les entouraient.
Les gens avaient applaudi et lui la regardait brandir l'avenir, soulagé d'appartenir au même monde et à ce qu'ils pourraient en faire ensemble. En ce temps-là, tout étaient encore possible. Il y avait cru, il avait dansé, espéré de toutes ses forces. Aujourd'hui, il songeait avec amertume à toute cette lumière. Son peuple s'était levé mais le monde était resté assis. Les autres, pensait-il, aurait pu au moins les regarder. Rien que pour partager leur joie et leur innocence. Rien parce que tout, absolument tout, allait se résorber dans l'atrocité mais qu'ils ne le savaient pas encore. À cette époque, ils commençaient à peine à entrevoir que l'espoir était fragile et qu'il faudrait faire face à l'horreur de la faiblesse humaine.
Commenter  J’apprécie          10
L'humanité se regardait tituber dans la cendre mais il n'y avait personne pour lui venir en aide. Comme si le monde avait accepté qu'ici les vies s'abîment sans réellement advenir. De plus en plus souvent, la colère prenait sur le pas sur le désespoir. Comment un pays pouvait-il se transformer en charnier dans l'indifférence des nations ? La révolution n'avait-elle pas eu lieu ? Ne s'étaient-ils pas révélés dans toute leur force, dans tout leur courage ? Ils avaient appelé le monde et le monde n'avait pas répondu.
Commenter  J’apprécie          10



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Julie Ruocco (357)Voir plus

Quiz Voir plus

Annie Ernaux

Titre de son roman sur la consommation

Regarde là-bas
Regarde les lumières mon amour
Le supermarché
Regarde les caddies

11 questions
20 lecteurs ont répondu
Thème : Annie ErnauxCréer un quiz sur cet auteur

{* *}