Kate Morton

La vie ne se déroule pas toujours comme prévu, mais les choses finissent toujours par s’arranger.

Le matin de ce qui allait être sa dernière journée sur cette Terre, Mrs Isabel Turner s’éveilla de bonne heure. Elle préférait dormir rideaux ouverts et ne les fermait jamais quand son mari était en déplacement. Elle aimait voir les premiers rayons de l’aube se répandre sur le sol de sa chambre, remplissant la pièce d’une lumière trouble, irréelle, alors que, dehors, dans les buissons de camélias, les oiseaux matinaux se signalaient entre eux le fait incontestable que le jour s’était levé une fois de plus.

Daniel Miller s’était installé en Australie-Méridionale pendant toute la durée de l’enquête de police et avait produit une série d’essais sur l’affaire Turner, ensuite réunis en un volume. À l’époque, Comme s’ils dormaient avait été salué pour son approche neuve et avait figuré en 1961 parmi les best-sellers du New York Times. Une édition mise à jour avait paru en 1980, après la découverte du corps de la petite Thea Turner, mais depuis, l’auteur avait disparu des radars.

Il avait aussi remarqué qu’elle ne cessait d’ajouter des choses dans son coffret familial. Cette boîte en bois, sculptée à la main, avec son arôme issu des vieilles forêts européennes, était le seul objet qu’elle avait tenu à garder de la cabane au bord de la rivière qui, dans son enfance, avait fait office de foyer familial. Ce coffret, et le vieux livre de recettes. Tous deux avaient été apportés d’Allemagne par ses ancêtres luthériens du côté de sa mère, lorsqu’ils s’étaient embarqués avec les affamés, les malades et les miséreux prêts à lancer les dés et à parier sur une vie meilleure dans un pays inconnu, de l’autre côté du monde.
Dans le coffret, Meg amassait toutes sortes de petits trésors.

La mort du frère de Nora en 1988 avait constitué une démarcation dans la vie de Jess. Avant ce décès, Jess vivait avec sa mère dans un petit rez-de-chaussée, avec une étroite cour dallée et pas de jardin ; après, elle avait vécu avec sa grand-mère à Darling House. Il n’y avait pas de lien flagrant entre les deux événements, ce n’était qu’une coïncidence de chronologie ; néanmoins le goût du récit est la première et la plus ancrée des addictions humaines. Nous cherchons toujours à identifier les causes et les effets afin d’aboutir à un sens, et Jess ne procédait pas autrement : la mort de Thomas Turner fut à jamais associée au changement survenu dans sa propre situation.

C’était comme si Darling House se savait inoccupée. C’était le contraire d’une maison hantée ; sans Nora, c’était une maison sans âme. Par l’imposte en vitrail, au-dessus de la porte, le soleil matinal se répandait sur les dalles foncées du couloir, ses rayons chargés d’une poussière paresseuse.
Alors que la maison était vide, Jess ne put s’empêcher de lancer un « Eh oh ? » interrogateur dans la cage d’escalier élégamment incurvée. Ne recevant aucune réponse, elle laissa sa valise près de la porte et traversa le vestibule.

- Je vous appelle de Londres. J’ai réservé un vol, mais je ne savais pas si je devais le prendre ou attendre que Nora soit rentrée chez elle.
Le médecin avait répondu sans détour :
- Votre grand-mère a quatre-vingt-neuf ans. Si vous avez l’intention de venir la voir, c’est le moment.
Cela aurait peut-être semblé évident pour n’importe qui d’autre, mais Jess avait reçu cette phrase comme une gifle. Elle savait depuis toujours qu’elle risquait de recevoir un appel en pleine nuit, une voix inconnue porteuse de mauvaises nouvelles. C’était une des réalités de la vie d’expatrié. Mais curieusement, elle s’était imaginé que le message concernerait sa mère. Il était bien plus facile de se représenter Polly affaiblie par la maladie ou par un accident que de voir Nora frappée par la fragilité humaine ordinaire.

Peut-être sa grand-mère sentit-elle, à la façon dont Jess la serrait dans ses bras, que l’excitation de la jeune fille était sur le fil du rasoir et pouvait à tout instant basculer vers l’angoisse, car elle lui prit les deux mains et les tint fermement dans les siennes.
- Quelqu’un que j’ai connu il y a longtemps m’a dit que la peur donne accès à tous les possibles. Et je peux t’assurer, ma chérie, que tout ce qui m’est arrivé de bon, je l’ai obtenu en agissant malgré mes craintes. (Elle enlaça Jess avec vigueur.) N’oublie pas que je suis là, quoi qu’il advienne, et que tu pourras toujours rentrer à la maison. Toujours.

Percy n’avait pas renoncé à ses lectures, toutefois il ne s’en vantait auprès de personne. Fiction, documents et, à mesure qu’il vieillissait et que l’évolution de ses sentiments le rendait étranger à lui-même, poésie. Il dévora Emily Dickinson, fut étonné par Wordsworth et trouva un ami en la personne de Keats. Et comment T. S. Eliot, cet homme né en Amérique et ayant vécu à Londres – ville historique, anglaise et inconnue, ville mystérieuse aux pierres grises –, pouvait-il regarder dans le cœur même de Percy et y voir aussi clairement ses propres réflexions sur le temps, la mémoire et ce que signifiait être un individu en ce monde ?

24 décembre 1959
Par la suite, lorsqu’on l’interrogerait à ce sujet, comme cela devait se produire de nombreuses fois au cours de sa longue, très longue vie, Percy Summers répondrait sans mentir qu’il les avait crus endormis. Il faisait bien assez chaud pour ça. Pendant tout ce mois de décembre, la chaleur avait déferlé depuis l’ouest, traversant le centre désert avant de pousser vers le sud ; là, elle s’était accumulée, suspendue au-dessus d’eux et avait refusé de partir.

Isabel ne savait pas exactement quand elle avait commencé à éprouver un plaisir coupable à faire apparaître cette petite ride de contrariété entre les sourcils de son mari.

Visiblement, elle chérissait un secret, lui prêtait l'oreille, se le rejouait intérieurement et le gardait sous la main, en quelque sorte, en attendant le moment de le lâcher dans le monde extérieur avec son cortège de désastres.

Edward disait toujours que la rivière gardait un souvenir primitif de tout ce qui s'y était déroulé.
La pensée me vient que cette maison se comporte de la même manière. Elle se souvient. Tout comme moi. Elle se souvient de tout.

Tout le monde avait ses bleus à l’âme et ses parties cachées.

c’était le fait de tous les lecteurs. C’était la magie des livres, la curieuse alchimie permettant à un cerveau humain de transformer l’encre noire des pages blanches en un univers entier.

Turner avait le grand défaut des rêveurs : dès qu’une de ses ambitions était près de se concrétiser, une autre étoile se mettait à scintiller à l'horizon.

« Ma grand-mère était une petite fille quand on a planté ces arbres. Aucun des adultes présents ce jour-là ne les a vus atteindre leur taille maximale. Les gens étaient plus sages en ce temps-là, et moins égocentriques. Ils comprenaient qu’ils étaient des points sur une ligne, qu’ils n’en étaient pas le début, le milieu et la fin. »

Les mots, Jess l’avait constaté, pouvaient être aussi traîtres que les gens : ils semblaient dire une chose alors qu’une autre signification secrète était tapie sous la surface.

Jess s’était demandé ce que Polly pensait de voir son père ainsi effacé de son héritage génétique, avant de se rappeler qu’ignorer les pères était une tradition familiale.

— Les gens qui grandissent dans une maison ancienne finissent par comprendre que nos constructions ont une personnalité. Elles ont ont des souvenirs et des secrets à confier.