Un texte court, ou novella, qui se lit d’une traite et pose une multitude d’interrogations. Ludmila s’est inspirée d’un épisode surprenant et peu connu de l’histoire soviétique. Dans la postface, elle revient sur le caractère paradoxal de l’épisode, où, pour la seule fois de l’histoire soviétique, les services de la sécurité d’État sont intervenus pour le bien du peuple.
« Considérez que nous sommes en état de guerre. »
Mayer, un biologiste travaillant sur des souches de peste pulmonaire, est convoqué à Moscou pour une présentation de ses recherches. Une seconde d’inattention dans son laboratoire, un masque qui glisse, et le voilà parti pour Moscou, porteur de la bactérie, patient zéro, rapidement malade. Il est hospitalisé puis mis en quarantaine. Cette souche de la peste est 100 % létale…L’intérêt majeur du récit est la période où il survient, en 1939, pendant l’un des épisodes les plus effroyables de la grande Terreur stalinienne. Procès expéditifs, exils au Goulag, exécutions sommaires et assassinats sont le quotidien du peuple soviétique. Staline a lâché ses chiens du NKVD (le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) et la Terreur est omniprésente.
Pour gérer cette crise sanitaire, la machine stalinienne se met en route. Spécialisé dans les purges, le NKVD va remonter la chaine de contaminations et isoler manu militari les cas contacts. Tout cela dans le plus grand secret, afin d’éviter tout mouvement de panique. A cette époque, lorsque le NKVD frappe à la porte, ce n’est pas pour apporter des croissants. Il est chargé d’appliquer la terreur sur tout le pays afin que l’opposition ne se fasse pas entendre. La plupart des suspects de contagion sont persuadés, dès que les agents frappent à leur porte, qu’ils ont été dénoncés (de quoi ?) à la police d’état et qu’on vient les rafler pour « trahison ». L’un d’entre eux va jusqu’à se suicider avant que sa femme n’ouvre la porte…
Mais ce n’était que la peste, ouf, au sens propre, et non pas la « peste », au sens métaphorique, à savoir la terreur stalinienne. Cela fait sourire le lecteur face aux réactions de panique de ceux qui, craignant une déportation ou une exécution, comprennent par la suite qu’il ne s’agit cette fois que d’une mise en quarantaine. Ludmila ouvre la question vertigineuse du Mal en pays totalitaire : l’ennemi, à savoir la Peste, est-il extérieur ou intérieur ? Et comment, en lisant ce livre, ne pas voir surgir, comme une pensée dérangeante, la question de l’efficacité du totalitarisme face aux menaces extérieures, fussent-elles sanitaires ?
« Pour éviter une épidémie, il est indispensable d’observer des mesures de précautions renforcées. Nous allons vous distribuer des masques, nous vous demandons de ne pas sortir dans les couloirs sans eux et, de façon générale, de limiter les contacts. »
La plume est efficace, laconique, ironique. La construction se présente sous la forme d’un scénario, beaucoup de dialogues donc, peu de descriptions, Ludmila laisse au lecteur imaginer les scènes, les personnages et l’environnement. Le livre est très court, il va a l’essentiel et permet une lecture d’une traite. Immersion totale.
Les personnages révèlent être un bon condensé des trajectoires sociales et des destinées humaines de l’époque stalinienne. Leur liste figure en tout début de roman. Un médecin, se sachant condamné par la maladie, écrit une lettre à Staline afin de lui demander d’examiner le dossier de son frère arrêté en 1937 sans raison. Un professeur de médecine et sa femme évoquent à demi-mot la supériorité de l’instruction qu’ils ont reçue en Europe. Un éleveur d’oies reste intimement persuadé que l’univers entier est régi par les lois du marxisme-léninisme. A la tête de tout ce petit monde, le « Personnage Haut Placé », qui tire les ficelles du NKVD.
Ce livre résonne étrangement au vu des trois années passées sous l’égide du Covid. J’ai dévoré « Ce n’était que la peste » en une soirée, prenant plaisir à découvrir ce petit roman incroyablement ficelé. Je vous le conseille !
Je remercie la Masse Critique Babélio et les Éditions Gallimard / Folio pour cette lecture.
« – Sérioja ? Je croyais que toi non plus, tu ne reviendrais pas. Qu’est-ce que c’était, Sérioja ?
Pour la première fois, son regard est attentif et concentré.
– C’était la peste, Dina. C’était juste la peste !
– Ce n’était que ça ?
Il hoche la tête.
– Et moi qui m’étais imaginé... »
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