Citations de Magyd Cherfi (165)
Je buvais un pot avec Mémède place Arnaud-Bernard. Mémède, c'est mon meilleur pote, on est aussi proches que différents donc toujours ensemble. Ballon de rouge pour moi et café crème pour lui. Nous attendions Polo pour aller au ciné. Comme tout Beur qui va pas voir de la merde au Cinéma, on allait s'envoyer un Jaoui-Bacri. C'était jour d'élection et pour nous, Beurs, l'ambiance était à l'excitation. On venait de voter utile, Lionel président.
- Tu le fais exprès ! me dit Mémède, il parlait du ballon de rouge, il l'assumait pas en public.
- Faut faire avancer le schmilblick ! On est français, merde ! J'emmerde les Reubeus !
Pour nous il y avait les Beurs, les Reubeus et les Arabes, les premiers assumant leur francité, les seconds mystifiant des origines arabesques et les troisièmes Les Mille et Une Nuits... ouf !
À défaut d’être “mec”, je me suis fait plume et ma haine, plutôt que des poings, s’est servie d’un stylo.
Dingue, mes copains n'aimaient pas les "je te prie", "pardon" ou autre "s'il te plaît", qu'étaient pour eux des agressions verbales. Ils vivaient la politesse comme une défaite et forçaient ma nature à esquinter la langue de Molière, à rejoindre les codes de leur colère. Et pan! "Parle bien ta race" qu'ils disaient. Mais parler mal et faire semblant de mal conjuguer me coûtait plus que tout. (P.16)
On en était là même avec les proches. Chez nous, chez vous, barbouillés du cerveau et jusqu'à aujourd'hui dans quel "nous" est-ce-que je m'intègre, moi, et à quel "vous" j'appartiens. Où m'inclure, où m'exclure ? Ai-je donné un accord pour appartenir à l'un ou à l'autre ?
Je mêlais sans scrupule des vers de René Char, d'Eluard ou d'Apollinaire avec mes minables élucubrations. Sans vergogne, je mélangeais le kérosène des grands avec mon fuel domestique.
Je passe un bac bordel, je marche pas sur la lune. (...)
C'en était trop, mais comment faire face à cette femme sans âge (la mère du narrateur), sans sexe et sans mémoire qui voulait tout reconstruire à travers moi comme un premier jour du monde ? (p.84)
Il aurait dû deviner que j’en soupais des politesses qu’on s’impose pour passer pour quelqu’un de bien. Est-ce que les amis ne sont pas ça : des gens qui vous évitent d’être plus faux cul que nature ?
Allons plus loin, si tu lisais des livres sans images, si t’étais fan des films de Claude Sautet ou que t’aies du respect par exemple pour les animaux domestiques… pire, si t’aimais pas les films de Bruce Lee… là c’était Sodomie. Moi dans le zoo, j’ai longtemps marché les deux mains dans le dos.
On n’avait pourtant pas d’ailes dans le dos
T’es né ton nom sera pas un cadeau
On avait honte jusqu’à la lie
C’est qu’on s’appelait pas Zidane ou Boli…
- Oh les chieurs ! Jamais vu des mecs aussi susceptibles ! Un rien vous vexe, vous n'arrêtez pas, les gars, la semaine dernière et l'autre avant, c'était le même cirque, vous confondez fiction et réalité, c'est chiant ! Séparez-les une fois pour toutes ! C'est vrai, on peut plus rien vous dire. Si on vous réclame de la distance, ça vous vexe, vous identifier comme Français c'est vous diminuer, vous traiter en Arabes c'est quasi une insulte, vous vouvoyer c'est faute grave, vous tutoyer, la pire des insultes et toucher vos sœurs, un crime... Consultez, les gars !
On est devenus blêmes. Pierrick qui hier encore buvait mes paroles venait de résumer en quelques phrases vingt ans de dérobades et d'esquives, une fessée.
Là, j’ai préféré qu’on aborde un autre sujet.
— Et toi, le boulot ça va ?
— J’ai le Porsche… mais y sort pas du garage, dix litres aux cent, j’suis pas Benzéma moi !
J’avais cette chance d’adorer mes enfants, m’étais arrangé pour leur plaire à mort, toujours, ne leur répondre que “oui”, c’était facile d’aimer tout en eux justement parce qu’ils ne me ressemblaient en rien, j’avais réussi ça, en faire mes contraires.
Ce mec-là me renvoyait à mes chères aliénations, peut-être me remettait-il à ma place ? Boomerang de ma cité où il se passait pas un jour sans qu'on fût témoin d'une gifle portée derrière le crâne d'une telle ou le véritable supplice d'une autre achevée à coups de pied et ces femmes de justifier le calvaire auprès des mômes.
— J'ai oublié le pain.
J'ai regardé Bija, c'en était trop autant de coups sur une même personne. J'ai vu nos mères, ces femmes bafouées, réduites dans l'acceptation du pire. Dans Bija j'ai vu leur silence au nom des enfants qu'il fallait tenir droits coûte que coûte, au nom de l'honneur de mes deux. Je les ai vues se redresser heureuses de pouvoir encore marcher, je les ai vues sourire à penser qu'il y avait pire. Qu'elles pourraient être répudiées dans un claquement de doigts, se retrouver dehors, "dehors", ce néant sans limites peuplé de mécréants.
Je les écoutais me parler de la France éternelle qu'allait de Pagnol à Daudet, d'une France qui traversait tous les océans, et tous ces gens me disaient « nous » à propos d'éclatantes victoires sur le barbare ou l'obscurantiste. À les écouter, du désert de Gobi au Sahara, de bâton Rouge à Pondichéry, les Français (dont j'étais désormais) éclairaient le monde avec tendresse et bonhomie.
Un ballon ça ramène l'intelligence au plus bas du corps dans ce qu'il a de plus laid, les pieds. C'est avec sa tête qu'on devient un homme, on la remplit d'abord et la vie mon fils t'apparaîtra comme du miel.
P14
- Mon chéri (avec son r roulé)
Je n'ai pas le souvenir d'autre chose que ces deux mots-là dits en français, comme un pas dans ma direction contre mille des miens dans la sienne. Ces deux mots racontaient l'effort de ma mère de n'être pas qu'algérienne, ou que femme ou que mère, mais être plus que ça, un mouvement.
On se prétendait français mais on disait "eux". Marre de ce "eux" et pire de ce "nous".
D'élargir le répertoire on se sentait mieux, chanter le désespoir consolidait nos os, on grandissait, c'est donc qu'on avançait. Enfin nous quittions nos dix-sept ans épileptiques et joyeux pour une gravité salvatrice. Sans doute il avait fallu qu'on tombe ensemble et d'un même étage pour être à égalité de fractures.
Quant à Greg, bien élevé, il eût été "le beau Greg" mais la rareté des neurones effaçait la beauté et la douceur possibles, l'intelligence chez lui semblait battue en brèche, elle décampait au moindre affolement émotionnel et laissait place net au lièvre face aux phares. Sans cette absence de matière grise, on l'aurait trouvé beau avec des yeux en eau de mer, une mâchoire certes pointue mais qui lui donnait des airs de mannequin de l'Est. Des fois, même blond, la pauvreté vous fait moche.
Bébert a tiré une longueur chargée d'effets sur sa corde de mi et c'était parti pour deux heures de transe électrique où j'ahurissais l'assistance en sautant aux quatre coins de la scène comme un cabri, un public épars m'interdisant de me jeter tel un fauve sur sa proie. Je débitais comme un marteau-piqueur des phrases incompréhensibles tant le rythme était soutenu. Faut dire que le public n'en avait cure de mes métaphores sanglantes, il aspirait à l'apocalypse sonore, à l'ébullition, à la crémation des tympans. Il ne cherchait pas l'originalité d'un accord ou la subtilité d'un pont en ré, rien de musical mais tout simplement l'avènement d'un chaos chamarré et ses vœux étaient exaucés.
En devenant Magyd, j’ai juste récupéré ma part de Gaulois.