Citations de Marie-Claire Bancquart (202)
RUES DE PARIS
Tellement utile, Caïn. Pourquoi tuer
Abel, ce faux jeton, sauf
par impérieuse injonction divine?
Tellement utile, Judas
honoré par
d'aventureux dévots
comme jumeau du Christ.
Braconnages de révolte. Où, sinon
dans les plus étroites rues de Paris que brûle l'été?
Elles débouchent sur une pauvre boulangerie juive
(pains azymes, gâteaux au cumin).
Station Saint-Paul, un kiosque expose
des titres: meurtre , violence, trahison,
sans que personne prenne garde à ces comptines.
Salut, père Caïn, père Judas
prolifiques
mais
votre aventure a descendu beaucoup d'étages.
Encore vaut-il mieux, seul, grommeler la mort
qui ne manquera pas sa planque, au bout de quelque rue,
dans le quartier où s'est pendu Nerval.
QU'UN REGARD
Une jupe en maille
entre le ventre et le jour gris.
La
Tour
Eiffel crie d'électricité.
Sur le pont
Mirabeau, la femme caresse l'étoffe pensant aux minutes qui passent aux morts de l'année barrés au stylo-bille sur son agenda
son ventre là-dessous sent sa fragilité
des rideaux d'oiseaux
vont et viennent en biais dans le ciel
elle voudrait leur confier son petit sac d'entrailles
ne plus être
qu'un regard lumineux et nu, comme la
Tour.
PATRIE BLANCHE
La mort toujours avec sa trace devant nous parmi les arches modernes et les voitures.
D'un battement en avance vers l'horizon.
D'une déchirure de nuage.
Le soir
une douceur se mêle au monde.
Quand le moment sera presque trop tard et cependant tout plein de notre vie passée
quand nous serons au bord de nous et que la terre sera fruit prêt à se détacher
la mort se tournera vers nous avec le vrai visage d'Eurydice
Elle nous rejoindra.
Nous foulerons ensemble notre patrie totale et blanche.
LUMIÈRE D'EAU
Lumière d'eau.
Goût des prismes en elle.
Fais la part des dieux. Imagine un soleil
Qui prenne vie dans le tressaillement des sources.
Sens-le
Parcourir ton corps.
L'air se desserre autour de toi. Il devient plumes.
Ta peau d'oiseau va vers un contrepoint de feuilles luisantes.
Au-delà: désert d'Apollon, à l'odeur de poivre
Passage
Pour une bête de midi.
L'INCONNU
Je marche dans la solitude des livres :
mon cœur gèle
avec ces mémoires gelées.
Le vent tape au volet.
Novembre.
Il a fallu toute une vie pour que suscite une attente essentielle.
Au-delà du jardin
au-delà du temps devant nous
il y a les bogues tombées de châtaignes
le feu des feuilles dans la brume
les fenêtres violettes.
Exactement novembre.
Toute chose à sa place.
Cependant l'inconnu est proche comme un oiseau inquiet.
FURTIVES
Quand vous vous éveillez en lucidité de l'obscur
sans courage
pour porter votre vie et le bruit des pommes qui tombent
obstinez-vous aux lichens, aux mousses.
Sur nos mains ils laissent
Trace légère.
D'une odeur sèche ils emmaillotent
La blessure de nuit.
Respirer ne désespère plus
quand on rejoint des ferveurs si furtives
nées après nous, plus anciennes pourtant que l'animal, que l'arbre.
DANS LA CAVE
Dans la cave où l'enfant
passe un doigt sur le mur
une poudre tombe en blanc granuleux
l'ombre tout en bas
sent doucement la moisissure
le vin
en gouttes suries sur le sable
rappelle des fêtes passées
l'enfant s'est assis sur les marches
il écoute
l'eau murmurer dans des tuyaux
ferme les yeux
s'imagine en dessous de tous les souterrains
là où personne ne le connaîtrait
sinon la rumeur du sang dans son corps:
un être
sans vue ni voix
traversé par l'odeur.
ART POÉTIQUE
D'autres
Ont dit naissance.
Moi je dis
La boucle prochaine
La guerre deux mille
Ce qui s'ensuit
Ce qui sans suite
La peau levée mangée
La bête giclée de nous sur les pierres
Ce que je dis
Même
Sera mort.
J'écris pourtant à la douce intelligence des objets
À la contagion de notre travail
De notre bonheur
Sur les atomes
Entrepôt de mémoire à la loterie des planètes
Ma lecture pour l'avenir
Sera
Je ne sais où
Une énergie à peine différente du néant
Minuscule
Inusable. (Partition)
BÊTE ÉCRIVANTE
Tu comprends quelque chose, toi, la bête écrivante, aux mouvements de fond dans ton corps ?
Par là circulent
les histoires au milieu de l'Histoire au corps froid
ça halète, ça limite, ça apatride dans les béances
ça sonne parfois bien
ça n'est jamais dans l'ordre alphabétique.
Tu marches avec, tu dors avec traversée par des vies d'insectes
d'hommes ou de platanes.
Et ça, tu le sors en paroles.
Voici quelques mots tiédis au passage,
qui s'éparpillent au dehors, témoignant
que tu leur as donné un peu de vie supplémentaire :
clin de temps,
cri d'amour, de refus,
dans un pli d'univers.
Poète, il murmure les mots…
Poète, il murmure les mots
comme un ancien petit garçon
suspicieux envers les adultes
qui saluent, raisonnent…
Leurs mots
il les prend doucement, comme des œufs.
Il les mire.
Certains sont couvis à jamais.
D’autres
tournent le temps vers l’heure incertaine, l’herbe mouillée,
vers l’homme vieilli
parvenu
à son visage
qui n’a plus de temps pour mentir.
Le plus grand des tourments…
Le plus grand des tourments ?
– Qu’un jour arrive
où tout visage deviendrait
celui d’un inconnu.
Prisonniers
de même pas un rêve,
nous serions brume neutre,
plus seuls que seuls,
en marge,
refusés
par le malheur même.
Pendant la guerre…
Pendant la guerre
(la mondiale)
nous vivions. Déjà.
On colore de vieux films d’elle
mais l’odeur des ruines
on ne peut la représenter
suffocante.
Mais la faim ne crie pas aux entrailles du spectateur.
C’est comme l’histoire d’une antiquité très ancienne
Qu’un érudit raconterait
à des gens dont le corps, le corps n’est pas
ne peut pas être
de la partie.
Des mots …
Des mots ? – Crainte de choquer
on ne parle pas de la fatigue
qui habite le corps
on ne parle pas de la mésentente
avec un ami
du regard illisible du chat
du goût étrange d’une épice
On ne parle pas non plus
d’un grand amour.
On découpe au cutter
un cache pour paroles
qu’on promène, invisibles, dans la ville
pendant qu’on
salue,
sourit,
se félicite du beau temps.
Ecrire …
Ecrire ?
Oui, pour susciter présence
de toutes les vies
surtout les très minces
étoiles de mer
fourmi sur feuille de bardane
et la feuille même.
Peu, lentement, la vie
affleure au positif
et se suffit.
Sans glose.
Dans cette photographie…
Dans cette photographie manque quelque chose
pourtant c’était bien à la date portée au dos, le sept juillet
devant ce chien qui était
devant cet arc ancien
qui était
devant cette mer
tout est conforme et défectueux
peut-être un piège
il est octobre maintenant
la sibylle avertit
du temps usé
nous étions devant, oui, mais
nous avons détalé depuis
comme Ulysse
en criant Personne
et c’est un autre nous de nous qui regarde.
DANS LE FEUILLETAGE DE LA TERRE
ESCALES
Voyage, 1
Steppes sous la lune
draps.
L'âme
est partie se chauffer
au corps des oiseaux.
Les nuages oblongs
bordent la main
de joies hors texte.
On ramasse un peu de dieu dans les marges.
Branches mourant de froid ?
Vie tremblante ?
Chiots jetés avec les ordures ?
Silence.
On ne Lui nommera
que des secrets bien blancs protégés par le store.
On ménagera dieu :
il est triste.
p.33-34
VERTICALE DU SECRET
PIGISTE DE LA VIE
Au bord de notre plèvre
est assis un oiseau
noir près de notre rouge
témoin de l'Autrement
nous ne l'entendons pas
il sautille en champ d'herbes hautes :
bronches
système micro-
circulatoire
il explore
couloirs artériels, cavités dans le cœur,
revient à son logis de plèvre
un soir siffle sur notre vie
il désirait il a cessé il a passé nous de même.
p.178
J'ai peur...
J'ai peur.
Oui, souvent
j'ai peur
alors je tends la main vers le ténu.
Ce soir,
j'attrape au vol mon arrière-grand-mère
femme de presque rien, illettrée, ferme basse,
sept enfants, peu de mots (en patois) pour les utilités.
Parlant d'elle, grand-père était bref à son tour.
Dans la minute
elle vient de s'imposer à moi.
Puisque je connais
son sexe, de légers mouvements de sa vie
me voici
comme enceinte d'elle
le souvenir du souvenir
a cessé de se rencogner
reclus
dans une photographie cérémonieuse
pour adopter la vitesse de mon sang.
Qui dort dans le temps ?...
Qui dort dans le temps ?
L'île
emmitouflée de vagues.
Qui se dresse ?
Le fétiche
autour duquel
s'activent des oiseaux
qui ne craignent plus d'être brûlés en offrande.
Qui demeure ?
un présage
que le ciel n'est pas illisible mais nu
comme un corps d'immense nageur
il plonge
dans l’écume aux odeurs de sel
quelques frisures de mystère
proche de notre main, si nous savions
(...)
Ce n'est pas toute la montagne…
Ce n'est pas toute la montagne
mais une seule de ses pierres
qui jaillit rejaillit
d'une vibration
pareille
aux battements d'un cœur
élan
vers moi l'inconnue, qui passe au large
du large paysage.
Voici venue la nuit,
le silence est atteint au tournant de la route,
ce que j'ai appris à aimer brille enfin dans mon ciel
à cheval sur la mort
nous jouons l'univers
à qui perd gagne
pour qu'a la fin le temps de tout vienne et pénètre