VIVRE N'EST JAMAIS PAUVRE
Si je pouvais saisir
un morceau du rien
toutes les formes
viendraient à moi
mais qui es-tu
ce rien ?
Si je pouvais
mordre les choses dans leur plein
je connaîtrais le goût du monde.
Mais voici l'ombre et les frissons
et si je veux danser avec leur tourbillon
je trahis
la gravité de l'animal
la raison d'être de nos corps.
Indécise
abandonnée
du moins avec un couteau bien coupant
je taillade ma peau. Du sang, cela peut attirer
qui ? – le rien, justement. S'il me dévore,
je ne le rechercherai plus.
À manifeste ouvert
je louerai la poussière
haïe des hommes.
Je ne la mettrai pas du côté de la mort
mais d'une présence éclatée, diverse
proche d'une transmission par le pollen
d'un tremblement
sur l'arbre mûr, sur le pissenlit et la rose.
p.76-77
AINSI CE PAYSAGE
Si noire
qu'elle a
des reflets rouges
la terre.
C'est le soir
un coucher de soleil
a regardé sans l'éblouir
le regard
d'un animal
qui ne refuse pas ensuite
juste avant la nuit
l'émanation rousse des collines.
Il hume sa propre couleur profonde
possède un empire
perdu par les hommes
qui ferment leurs volets
sur l'éclat méconnu du sombre.
p.26
VIVRE N'EST JAMAIS PAUVRE
Un arbre en travers de mon corps
me maintient droite
en vêtement d'écorce et chair
ici ou là un peu usé, troué.
L'automne avance
promet des fatigues – l'abattage bientôt.
Plus tard peut-être un souvenir
rôdera dans l'humus
ou
plus indistinct
dans le champignon, dans la fleur clandestine de la forêt,
entre les mains des feuilles mortes.
Parions
Prenons le risque
d'encore un peu vivre, à l'endroit
où notre mort est toute montrée.
p.75
VIVRE N'EST JAMAIS PAUVRE
Comme si
dans un trou du temps
s'établissait un silence
qu'on pourrait saisir en pleine ville
en plein
dans sa gare sifflante, son marché.
On se transporterait aux confins de la mémoire :
forêt du très jadis
sommeil d'apaisement près d'un canal désaffecté.
Les mots se déshabilleraient de leur sens
ils deviendraient
une saveur sur langue
l'informulé de notre corps profond.
Comme si
dans un trou de temps
nous entendions
presque inaudible
une confidence
sur le pourquoi de notre vie.
p.93
VIVRE N'EST JAMAIS PAUVRE
L'oiseau
n'a rien à offrir que sa voix
en très haut lieu, sur une branche
sous plumes chaudes bat son cœur
mais l'arbre
pensons-nous à son aubier pulpeux, caché sous l'écorce ?
Au milieu des affiches, sur le boulevard crissant, hurlant,
les platanes ont chair
ils ouvrent
leurs doigts de feuilles
quand une grande pluie vient sur la ville
alors le bruit des voitures se tait
nous respirons les odeurs fortes de dessous l'écorce
et l'oiseau
célèbre
leur magnificence.
p.87
Une compilation des émissions « Poésie sur parole », par André Velter, diffusées du 30 septembre au 5 octobre 1991. Invitée : la poétesse en personne. Lecture : Maud Rayer et Francine Berger.