Ce récit curieusement traduit du tibétain en français puis en russe, le voici :
"Un jeune moine, passant devant la maison d'une veuve, est happé par celle-ci, qui l'enferme dans la maison et lui dit : "Je ne te laisserai sortir que si tu fais l'amour avec moi, ou bien si tu bois du vin, ou bien si tu tues ma chèvre." Le jeune moine, atterré, ne sait que répondre : ayant fait voeu de chasteté, il ne peut faire l'amour, ayant fait voeu de sobriété, il ne peut boire, et surtout il ne peut attenter à la vie quelle qu'elle soit. Mais il doit choisir, et après une longue réflexion, il décide que boire du vin est la moindre des péchés."A ce moment du récit, Kalou Rimpotche éclate d'un rire malicieux et dit : "Il but le vin, puis il aima la femme et ensuite il tua la chèvre."
Je mesure les contradictions de mon attitude vis-à-vis de tout ce passé, et combien elles me rendent injuste. Mais comment cacher que je souffre que tu aies perdu, dans ce passage sur l'autre versant de la vie, ce qui, voici encore quelques années, me rendait folle d'angoisse ? Tout comme j'en étais presque venue à regretter le calme plat de ton coma, par comparaison avec l'effrayant spectacle de tes fureurs animales...
Depuis vingt-cinq ans, cette harmonie dans le désastre, cette fuite devant le grêle des coups du sort, ces éblouissements au cœur des réussites, ces plages de voluptés partagées alors que rien ne devait nous réunir, nous, filles de cultures si différentes, : la mienne, artistique, presque exclusivement féminine, foutraque mais folle de discipline, danse classique oblige ; la sienne, scientifique, bourgeoise, resserrée sur son axe, dont la giration a peu à peu exclu la petite Catherine, en recherche d’une créativité hors normes !
Je n’ai jamais autant ri qu’avec
lui.
Je n’ai jamais autant pleuré qu’à
cause de lui.
Je n’ai jamais autant bu que sans
lui.
Je le guette chaque nuit, à l'instant fatidique des besoins impérieux, pour l'attraper, l’empêcher de tomber, le relever lorsqu'il le faut, l'accompagner dans le périlleux périple entre le lit et la salle de bain.
Jamais, jamais plus, plus jamais… Répercutés dans la gorge, le crâne, le ventre, ces mots assassins, dont chaque syllabe arrache des sanglots, demeurent sans écho.

DÉCEMBRE 1954
Du XVIIIème siècle, je plonge dans les bas-fonds du Pigalle des années 50 ! Je n'ai accepté de tourner Le Crâneur que pour interpréter le rôle d'une chanteuse de cabaret - elle apparaît au cours d'une soirée où tous les truands se retrouvent, vêtue d'un fourreau bleu nuit ajusté si près du corps que Paul Frankeur hurlera sur le plateau : « T'as pris un bain dans un stylo, ou quoi ? » -, surtout parce que cette goualeuse y chante L'Auvergnat, de Georges Brassens, ce qui va me permettre de rencontrer l'auteur-compositeur, de répéter avec lui et de le mieux connaître.
Pour toute la jeunesse des années 50, le père du Gorille est une idole ! Je « gratte » ma guitare comme tous les garçons et les filles d'alors. Tous nous imitons son phrasé, ou plutôt nous tentons de l'imiter.
Lors de notre première rencontre, déguisée en vamp, avec mes talons aiguilles de quinze centimètres, mon fourreau moulant, ma chevelure effleurant mes hanches, des yeux de biche soulignés par ce qu'on appelle déjà un eye liner, je crois le laisser ébaubi et pantois. Nous nous regardons, lui de bas en haut, moi de haut en bas (je fais 1,85 m grâce à mes échasses), aussi émus et intimidés l'un que l'autre. Rien n'est dit pendant de longues minutes. Enfin il toussote, puis, baissant les yeux, il attrape sa guitare et se met à fredonner... mais pas L'Auvergnat. En guise de mise en bouche, il me livre quelques strophes nouvelles. J'en suis si touchée que je me sens sur le point de pleurer. M'asseyant enfin près de lui, j'entonne à mon tour quelques notes. Nous nous entendons alors pour travailler.
Ce ne fut pas facile! Georges tenait à ce que les mots soient placés avec grande précision sur ses notes: pas question de « casser » son phrasé ! Et je n'y arrivais pas trop.
Un soir, je me rends incognito à Bobino où il chante. La salle est comble, on m'installe une chaise dans le couloir. Il attaque L'Auvergnat, me remarque, et, la moustache en bataille, me fixant d'un œil malicieux, interprète toute la chanson « à plat », sans césure, sans accent, sans son fameux « phrasé ». L'a-t-il fait pour m'aider ? Pour me punir de mon incapacité à l'imiter ? Le coup de fouet, en tout cas, s'est révélé bénéfique... J'ai chanté comme il fallait devant l'équipe composée de Dora Doll, ma vieille copine des débuts américains, Raymond Pellegrin, acteur justement en vogue, Alain Nobis, qui deviendra plus tard mon partenaire au théâtre, Paul Frankeur, grande gueule et grand cœur que j'ai croisé plus d'une fois, Dimitri Kirsanoff, le réalisateur russe, Jacques Companeez, le scénariste, Roger Fellous, le chef opérateur, assisté de Claude Lecomte, tous témoins de cette expérience insolite : une femme interprétant Brassens !
Longtemps, à chacune de nos rencontres, et elles furent nombreuses, l'un ou l'autre devait me rappeler l'étonnante alchimie entre cette chanson d'homme et ma voix de jeune vamp moulée dans du bleu nuit.
Un soir d'octobre, je prie nos amis de nous laisser seuls chez eux. Cette manière peut paraitre cavalière, mais à Moscou où la plupart des gens ne peuvent aller à l'hôtel, ceux-ci étant réservés aux étrangers ou aux citoyens soviétiques d'autres villes, il est normal de demander ce genre d'hospitalité. La maitresse de maison s'éclipse chez une voisine. Nos autres amis, émus et discrets s'en vont après nous avoir serré dans leurs bras.
Dans un russe que je n'ai guère parlé depuis l'âge de six ans, je me lance dans le récit de ma carrière.
Du coin de l'oeil, je vois s'approcher un homme jeune, de petite taille, mal habillé. Seuls les yeux gris clair attirent mon attention. Un remous dans la salle me fait arrêter mon récit, je me tourne franchement vers le nouveau venu. Sans un mot, il prend ma main, la serre longuement, puis, après l'avoir baisée, il s'assied en face de moi et se met à me dévisager. Son silence ne me gêne pas, nous nous regardons comme si nous cherchions à nous reconnaître.
Je sais que tu es Vissotsky. Tu ne ressembles en rien au géant vociférant et brutal du spectacle, mais l'intensité de ton regard me replonge dans l'émotion que j'ai ressentie tout à l'heure. Autour de nous, les conversations ont repris. Tu ne manges pas, tu ne bois pas, tu me regardes.
- Enfin, je vous rencontre.
Je suis à Moscou.. on m'a emmenée voir un spectacle, dont on m'a dit que j'y verrais le plus extraordinaire des interprètes, un certain Vladimir Vissotsky. Comme toute la salle je suis ébranlée par la force, le désespoir, la voix inouïe de l'acteur. Sa présence est telle que le reste de la troupe se fond dans l'ombre, que lui seul semble capter la lumière.
En sortant, un ami m'invite à dîner avec les principaux acteurs. Nous nous retrouvons au V.T.O., club restaurant des acteurs, bruyant mais sympathique. On y mange bien et il reste ouvert beaucoup plus tard que les endroits publics. Après avoir montré patte blanche, notre petit groupe s'installe à une table.
... je bénéficie en U.R.S.S. d'une notoriété tout à fait inattendue pour moi.