Citations de Martin Caparros (25)
– Elle aimait une chose différente chez chacun : elle disait toujours qu’il faut une dizaine d’hommes pour en faire un.
Tous furent d’abord frappés – et ils le disaient –par sa manière de porter des costumes d’homme et un chapeau incliné : elle fixait ses cheveux roux à la gomina, cintrait sa veste, dénouait la cravate, ce qui mettait en valeur ses yeux verts brillant d’impertinence derrière ses longs cils. Beaucoup furent déconcertés plus tard – et n’en dirent rien –par leur incapacité à la cerner : contrairement à ce qu’ils avaient cru au départ, sa tenue ne semblait pas traduire ses préférences sexuelles – autrement dit, elle ne semblait pas être lesbienne –, mais, pour ce qu’on en savait, parmi les nombreux hommes à avoir essayé, aucun n’avait réussi à la mettre dans son lit – ni même à l’allonger sur un fauteuil. Alors les rumeurs avaient redoublé : certains déçus justifièrent leur échec en proclamant que la fille « n’était pas normale », comme si la normalité aurait consisté à coucher avec eux.
Le Gran Café Tortoni* est un monde à part : la bohème quasi distinguée. Il suffit d’entrer dans les toilettes pour hommes, juste derrière la caisse enregistreuse aux touches étincelantes, et d’observer, tout en déboutonnant sa braguette, les tuyauteries en bronze des urinoirs pour se souvenir que le Tortoni a cette prétention que certains persistent à qualifier de classe.
*Buones Aires
Elle passe me chercher à la pension peu après neuf heures. Elle a les cheveux mouillés et porte la même jupe à carreaux écossais, le même chemisier blanc que la veille, un grand sourire aux lèvres. J’aimerais ne pas imaginer d’où elle vient.
Ses taches de rousseur la définissent ; sans elles, son visage serait trop joli, trop parfait ; avec, il est irrésistible. Et les lèvres, les dents, le sourire : la vie est une garce.
On est dans la vie réelle, là. Et même pire : en Argentine. Fais pas de vagues, je te dis. Pour la police, le dossier est clos.
Mais le tango est né du peuple, il appartient au peuple. Le tango n’a de sens que s’il demeure un genre populaire, utilisé par le peuple pour raconter sa vie, ses souffrances, ses aspirations.
J'ai passé beaucoup de temps (...) avec des personnes très pauvres. Ce qui me surprend le plus à chaque fois, souvent, c'est qu'ils ne bronchent pas.
Guillermito a en outre la peau couleur gris-bleu, le nez criblé de verrues, des rides comme des entailles et quelques rares cheveux blancs et fins sur un crâne chauve couvert de taches.
Les deux sœurs, debout, sont splendides : vigoureux cheveux noirs, vigoureux yeux noirs, vigoureux corps blancs, des petites Argentines dans toute leur splendeur.
La lumière qui entre par la fenêtre me gêne aussi : elle me pique les yeux, mais le pire, c’est qu’elle doit vouloir me signaler qu’il n’est pas si tôt. De toute façon, je n’ai pas l’intention de me lever. À quoi bon ?
Dans mon reflet, j’ai trente ans bien tapés, des cernes, une barbe de deux jours ; j’ai aussi un corps mince, un visage aux traits puissants, des yeux couleur miel, un sourire qui pourrait être séducteur si ce n’était pas le mien.
Moi, je ne joue pas au foot, petit. Je suis le foot.
Des gens dorment sur les trottoirs, étendus sous des porches, ou sur des terrains vagues : au-delà de l’avenue Lacarra, il y a des dizaines de cahutes en tôle et en carton, une de ces nouveautés que quelqu’un a nommées bidonvilles : à croire que certains n’ont même plus de quoi s’offrir un clapier.
J’esquisse un sourire forcé, comme quand on sourit à la voisine qui vient de perdre son canari.
J'ai passé beaucoup de temps (...) avec des personnes très pauvres. Ce qui me surprend le plus à chaque fois, souvent, c'est qu'ils ne bronchent pas.
L'erreur de cette phrase est pourtant claire: quand je suis né, je n'étais pas une chose aussi banale, aussi floue et oubliable. Quand je suis né, j'étais une foule de choses. J'étais l'aîné, celui qui allait changer la vie de maman et de mon père, l'Argentin le plus jeune et le plus neuf, un pur concentré de puissance. A compter de cet instant précis, j'ai commencé à perdre certaines de mes qualités, pas forcément celles que le lecteur pourrait s'imaginer. Car c'est bien de cela que traite cette histoire: perdre peu à peu la puissance qui nous emplissait.
Je suis – nous sommes tous – un défaut d’autrui.
EXTRAIT
P 117 « La tâche n’est pas facile mais pas non plus si ardue. Ou, plutôt, la difficulté ne consiste pas à accomplir la chose mais à accepter que je vais l’accomplir : Que je dois ruiner la vie d’un type qui ne m’a jamais fait de mal, que j’ai trouvé sympathique, qui m’a traité quasiment comme un ami. Cela dit, parfois, les objections d’ordre éthique- je le sais- sont l’excuse des fainéants… ».
P 220 « Ces gens là nous tirent vers le bas : ils croient que les dirigeants doivent être des gens éduqués. Ils ne comprennent pas que pour manipuler la populace, il faut des hommes aussi frustres qu’elle »
Mais comment, bordel, pouvons nous continuer...