Citations de Maurice Genevoix (383)
Ce Gunther, son visage dur, attentif, et cette lueur sarcastique entrevue quelquefois à travers son sourire d’ami… « Un monde où tu n’es déjà plus… » Qu’avait-il voulu dire, hier ?
Ce jour-là, dès leur arrivée, sans provocation de leur part, il s’était planté devant leur table et s’était livré sous leurs nez à une mimique provocatrice, pointant sur chacun d’eux, tour à tour, un fusil imaginaire, faisant ensuite, du tranchant de la main, mine de se couper le cou. Et il avait lancé à l’appui un « Franzosen kaputt ! » retentissant. Tout cela sans hargne apparente, la face hilare, comme une bonne plaisanterie joyeusement équivoque, mais l’intention n’en était que plus claire.
Aussi longtemps qu’ils sont restés ensemble, une contrainte a pesé entre eux, que Gunther n’a rien fait pour dissiper, ou pour atténuer seulement. Non qu’il parût à Julien détaché, indifférent. Son attention était la même, un peu plus aiguë peut-être ; mais ses yeux trahissaient par moments une sorte de gaité intérieure, d’amusement secret et jaloux. A l’instant où la confiance revenait au cœur de Julien, où les questions lui affluaient aux lèvres, une timidité ombrageuse paralysait sa voix ou l’inclinait à des paroles vaines qu’il sentait comme autant de mensonges.
Après les hêtres, ce sont à présent des sapins, eux aussi serrés, colossaux. La lueur, le bruit se sont éteints ensemble. Quelques taches de lune, à leurs pieds, semblent presque phosphorescentes. Ces nappes bleuâtres, l’immense silence, le sol feutré d’aiguilles où s’étouffe le bruit de leurs pas prête à la nuit où ils cheminent une prodigieuse solennité.
Une forêt de hêtres colossaux, "une forêt allemande, " a tout de suite pensé Julien, presque interdit au seuil de l'immense sanctuaire végétal. Quel culte célèbre-t-on ici? Sur les autels de quels dieux nocturnes ? Les ramages d'oiseaux qui entrelacent dans les hautes cimes leurs trilles, leurs roucoulements, leurs traits fluides et lumineux n'atteignent pas notre ouïe, et de si loin, que pour rappeler à notre esprit la présence d'un monde oublié, irréel ou rêvé, et ainsi nous livrer plus sûrement à la réalité magique de la pénombre où nous entrons.
Voyez-vous, une longue vie toute entière, est-ce suffisant pour devenir un homme ?
p164. Cette nuit dans les bois était la même pour tous les hommes : les Boches, autant que nous, avaient peur.
p143. Puis la femme est sortie doucement. Lorsqu'elle est revenue, elle ramenait avec elle 5 ou 6 villageoises d'alentour. Et toutes ces femmes nous regardaient rire, dans notre grabat; et elles s'ébaubissaient en chœur de ce spectacle phénoménal : deux pauvres diables de qui la mort n'avait pas encore voulu, deux soldats de la grande guerre qui s'étaient battus souvent, qui avaient souffert beaucoup, et qui déliraient de bonheur, et qui riaient à la vie de toute leur jeunesse, parce qu'il qu'ils couchaient, ce soir là, dans un lit.
p118. Alors, on éprouve l'impression d'être dédaigné, de n'obtenir nulle récompense pour le sacrifice consenti; on se dit : "Qu'est-ce que nous sommes ? Des Français à qui leur pays a demandé de le défendre, ou simplement des brutes de combat ?"
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C'était le jardin du jeudi, sept ou huit ares enclos de murs, sauf d'un côté que bordait une haie, des thuyas hantés d'escargots : deux pelouses à rosiers fous, à cassis et à seringas, une tonnelle d'aristoloche, des pommiers en cordon, un rang de groseilliers épineux, quelques pêchers en espalier. Mais quel jardin, où claquaient des ailes de pigeons, où bourdonnaient des abeilles maraudeuses, où des dytiques nageaient dans le bac aux eaux de pluie ! Tout ce qui naît dans un cœur d'enfant, tout ce qui le fait palpiter, le serre, l'oppresse, l'exalte jusqu'à l'indicible, les paroles, les cris, les silences, tout cet apprentissage pathétique que notre vie, si longue soit elle, ne fera jamais que redire, demeure pour moi inséparable de l'ombre chaude des pruniers rouges, de l'odeur qu'une feuille de cassis exhale sous les doigts qui la froissent, du dytique rond et noir sur le vert violent des mousses d'eau, des épines acérées sous les globes des groseilles à maquereau.
Voulez-vous me donner tout un jour, un de vos jours, et le confondre avec l'un des miens ? Je vous promets qu'il ne se passera rien, que ce sera un jour ordinaire, comme ils le sont depuis trente-cinq ans. Je vivrai, vous étant là. Je vivrai comme hier et demain. Et puis...
Il s'arrêta, un peu oppressé.
-Et puis vous me direz...Au temps pour moi ! Ce ne sera pas la peine. je ne pense pas à une approbation, à une confirmation même pas. Vous partirez, nous nous quitterons, nous ne nous reverrons peut-être plus. Mais je pourrai me dire que quelqu'un sait, que c'est vous, vous qui êtes d'accord, et que vous vous en souviendrez lorsque j'aurai fermé les yeux. (1ère part. chap. 4)
Il me parla alors de mes livres comme personne ne m'en a parlé. L'épreuve n'est pas toujours agréable, pour l'écrivain qui s'entend loué à bout portant. D'Aubel, lui, ne me louait pas. Il revivait, et ma création même. Quelle intuition l'animait ainsi, lui inspirait infailliblement des paroles à ce point accordées ? (1ère part. chap. 4)
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.
Y a-t-il une heure que nous sommes arrivés ? A peine. Déjà, pourtant, la boue qui stagnait au fond de la longue tranchée coule et luit sur les parapets. Les rondins s'alignent, prêts à la couvrir, et les vanniers improvisés tressent les claies qui parferont le toit... Jamais, depuis que dure cette guerre, je n'ai vu chez ces hommes pareil entrain laborieux. C'est comme s'ils avaient compris, tout d'un coup et tous ensemble, que nous nous installions dans la guerre. Les voici qui travaillent et qui créent... Et parce qu'une fraternelle entente harmonise et soutient leur effort, mes yeux s'enchantent de les voir et mon coeur se dilate d'orgueil.
Pitié pour nos soldats qui sont morts !
Pitié pour nous vivants qui étions auprès d'eux, pour nous qui nous battrons demain, nous qui mourrons, nous qui souffrirons dans nos chairs mutilées !
Pitié pour nous, forçats de guerre qui n'avions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des hommes, et qui désespérons de jamais le redevenir.
Maurice Genevoix, La boue
Le tintement du grelot trémula dans le silence nocturne, clair, régulier, couvrant le bruit des pas.
Je veux répondre à toutes les sollicitations du monde prodigieux où je me suis trouvé jeté, ne jamais esquiver les chocs quand ils devraient me démolir, et garder malgré tout, si je puis, cette belle humeur bienfaisante vers laquelle je m'efforce comme à la conquête d'une vertu.
Ce que nous avons déjà fait... En vérité, c'est plus qu'on ne pouvait demander à des hommes. Et nous l'avons fait.
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos ?
Et malgré cette fatigue dont nous avons les reins brûlés, une lucidité vibrante rayonne de nous sur le monde, touche doucement et nous donne d'un seul coup toutes les choses que nous percevons, nous les impose entières, si totalement que nous souffrons surtout de cela, de ce pouvoir terrible et nouveau qui nous oblige à subir ainsi, continuellement et tout entières, la laideur et la méchanceté du monde.