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Maurice Genevoix, illustrations Gérard Dubois
rroû
Éditions La Table ronde
« On craque pour ce livre illustré de rroû de Maurice Genevoix aux éditions La Table ronde. Une petite merveille illustrée par Gérard Dubois qui est multi-primé en tant que dessinateur pour le Newyorker et le New York Times entre autres. Évidemment, Maurice Genevoix, c'est celui qui a été connu et reconnu pour Ceux de quatorze où il décrivait ses blessures de guerre et la guerre en elle-même, qui est un texte majeur en littérature française, puis qui avait eu le prix Goncourt pour Raboliot. Et ce texte-là, magnifique, n'est pas seulement l'histoire d'un chat, c'est bien plus que ça... »
Marie-Joseph, libraire à La Procure de Paris
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Pitié pour nos soldats qui sont morts! Pitié pour nous vivants qui étions auprès d’eux, pour nous qui nous battrons demain, nous qui mourrons, nous qui souffrirons dans nos chairs mutilées! Pitié pour nous, forçats de guerre qui n’avions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des hommes, et qui désespérons de jamais le redevenir.
Au temps de mon adolescence, la Loire était vive en nageoires, en belles et franches espèces indigènes.
On a laissé se galvauder, s'enverminer ce gentil peuple.
Pollutions, négligences, expériences inconsidérées ?
En tous cas le résultat est là ...
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.
Mais, à mesure que l'âge vient, le train des jours se précipite et chacun d'eux, de leurre en leurre, nous emporte dans un songe agité d'où l'on se réveille, un matin, lucide enfin mais septuagénaire.
Pitié pour nos soldats qui sont morts! Pitié pour nous vivants qui étions auprès d'eux, pour qui nous nous battrons demain, nous qui mourrons, nous qui souffrirons dans nos chairs mutilées! Pitié pour nous, forçats de guerre qui n'avions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des hommes, et qui désespérons de jamais le redevenir.

J’aurais traversé le siècle sans avoir éludé jamais les épreuves qu’il me réservait, celles qui nous sont à tous communes et les miennes propres, respectivement si dures à chacun. La loi commune, l’adolescence venue, a requis et pétri l’enfant que j’avais été à des fins qui n’étaient pas les siennes. Et cependant, au fond de lui, presque éteinte, toujours vivace, une petite lueur veillait que la bonace eût peut-être éteinte, mais que la tourmente et l’orage ont ranimée inextinguiblement. Pour l’homme que j’ai été, chaque fois qu’il l’a fallu, c’est la mort qui, soulevant le voile, a ramené son cœur et ses yeux vers la vie. C’est son intercession qui m’a rendu au monde intemporel, celui des « longs échos qui de loin se répondent », des « forêts de symboles » familières au pays de Baudelaire, d’Apollinaire et de Nerval.
Il y a plus d’une place dans la maison du Père. Roger Caillois, peu de jours avant de mourir, comme il lui était demandé « quelle image il aimerait que l’on gardât de son œuvre et de lui », répondait : celle d’un poète, et qui ose dire « je ne parle qu’en mon nom mais comme si chacun, dans mes mots, s’exprimait autant que moi » ; d’un poète qui ose dire : « Je m’adresse à un interlocuteur invisible, de façon telle que chacun peut avoir l’illusion que mes mots ne s’adressent qu’à lui. »
Couché sur une civière, dans le réduit encombré d’outils et de planches, Sicot a gardé les yeux ouverts.
A la lueur d’une chandelle qui est là, sa face exsangue semblerait morte, n’était ses yeux toujours vivants. Il me voit, me reconnaît, et sans rien dire, pendant que je regarde, il pleure à grosses larmes lentes d’être sûr qu’il va mourir.
« A revoir, Sicot… tu seras ce soir à l’hôpital de Verdun… On y est bien… Il y a des toubibs épatants… »
Les larmes roulent, de ses yeux déjà éteints.
Sous la montée brillante des larmes, ses prunelles ne vivent plus que d’une dernière clarté : la certitude et la tristesse de mourir.
Il fallait bien sortir de cette petite casemate, ne plus voir ce corps étendu, cette force jeune, cette simple bonté, tout cela qui était Sicot, et qui mourait lentement, depuis le claquement grêle d’une balle au bord de l’entonnoir 7.
Chaque jour était comme une naissance. Persistante, ma tristesse devenait consentement. Autant la mort de ma mère avait rué mes douze ans vers la détresse et la révolte, autant celle de mon père s’intégrait à un ordre du monde qui m’intégrait moi-même à la coulée du temps, à la réalité d’un univers qui tout ensemble dissolvait mon être et l’augmentait inépuisablement. Pas une aube, pas une heure du jour qui ne me fussent révélation, ferveur. Aujourd’hui, je pense que la guerre avait passé par là, sa cruauté, ses aberrations, sa bêtise. Les Vernelles me réconciliaient, me rendaient à une liberté où il m’était donné de me connaître dans ma vérité la plus vraie, et ainsi à ma vocation.
Au lieu de suivre le bord de la Loire, j’avais marché à l’opposé du fleuve vers une pinède ou je savais trouver le silence grave, la lumière doucement amortie qui me mettrait quelque apaisement au cœur.
La mousse feutrait le sable du chemin que je suivais. De part et d’autre la foule des pins sylvestres espaçait ses hautes colonnades d’un rose ardent peu à peu mauvissant sur les profondeurs bleues du sous-bois.
Le silence même et sérénité. L’essor brusque d’un ramier dans les cimes, le déboulé d’un garenne or d’un roncier, le saut rebondissant d’un écureuil dans la perspective de l’allée s’intégrait parfaitement à se silence et à sa paix.
je les ai trop regardés vivre. Je sais que celui-ci est un lâche, et celui-ci une brute, et celui-ci un ivrogne. je sais que le soir de Sommaisne, Douce a volé une gorgée d'eau à son ami agonisant ; que Faou a giflé une vieille femme parcequ'elle lui refusait des oeufs ; que Chaffard, sur le champ de bataille d'Arrancy, a brisé à coups de crosse le crâne d'un blessé allemand... J'ai trop regardé les lueurs troubles de leurs yeux, les tares de leur visage, tous leurs gestes de pauvres hommes. je les ai regardés faire la guerre, et j'ai cru que je les voyais, peut-être que je les connaissais.