La Ligne rouge de
Michel Chion
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Il y a des gens qui sont des athées de la religion, mais qui sont bouleversés par le : « Journal d'un curé de campagne » de Bresson ou par « L’Évangile selon saint Mathieu » de Pasolini. Nous, qui écrivons ce livre, sommes un athée de la nature ; nous croyons que ce n'est pas quelqu'un à qui on puisse parler ou poser des questions, que la nature ce n'est personne, et que la question de savoir si elle est une ou double n'a pas de sens — et cependant, le film, notamment la fin, nous émeut jusqu'au fond de l'âme par la manière dont il montre le monde, la beauté des plantes, du ciel et du soleil, et surtout de la vie.
A-t-on observé que les trois derniers plans de « La Ligne rouge » montrent dans des plans séparés, unis par une même émotion, trois stades de la vie : le stade humain, le stade animal, le stade végétal. Un ordre censé être décroissant, régressif dans l'échelle de l'évolution, mais finissant sur la beauté.
Dans le roman de James Jones, et dans la réalité historique dont ce roman témoigne, nous savons que la nature de Guadalcanal était beaucoup plus hostile et beaucoup moins luxuriante, moins éclatante de beauté que pour le spectateur de la Ligne Rouge. Mais pourquoi pas ? Malick peut s'attribuer les propos qu'il prête à Witt, dans le dernier monologue :
— Oh, my soul, / Let me be in you now. / Look out through my eyes, / Look out at the things you made. / All things shining. —
Sa nature est belle parce que vue belle.
Une amie qui nous était chère, et qui avait vécu petite fille au Vietnam les horreurs de la guerre (seule — sa mère morte et son père prisonnier — elle avait erré dans les forêts hostiles, se nourrissant de racines et se protégeant des soldats japonais rendus fous par la guerre), nous disait que le seul film, selon elle, qui disait la vérité sur la nature était le « Délivrance » de John Boorman, dans lequel elle n'humanise pas les hommes. Cette amie n'est plus là, mais nous pensons qu'elle aurait tout de même aimé le film de Malick.
Car ce film ne prend pas prétexte des images et des sons, ni de l'histoire et de la souffrance charnelle et spirituelle, des sensations et des couleurs, des cris et des silences, pour fuir les mots ou pour diluer le sens de ceux-ci dans un grand mélange ambigu. Les mots chez Malick ne renoncent jamais à interroger et à dire ; ils avancent jusqu'au bout ou presque, comme un très bateau aux lignes pures.
C'est à cause du langage, probablement, que nous avons l'impression de faire partie du monde sans en faire partie : le langage permet de bénir le monde, de glorifier son état mais dans le même mouvement il nous en exile, parce que nous sommes seuls à l'avoir. C'est cela aussi le paradis terrestre perdu : se sentir étranger au monde que l'on admire, parce qu'on a les mots.
Le cinéma est la « moving box » qui permet d'enfermer des gens et des choses, des êtres, qui n'ont peut-être rien à voir ( « What are you to me ? ») , à commencer par des mots avec des sensations. Dans les mains de Terrence Malick, cette boîte devient magique. La beauté des choses, tressée avec la beauté des voix et des mots., redevient vivante et humaine.
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