"Le dictionnaire khazar" est un texte mortel. Au sens propre du terme. Mais l’auteur nous rassure, très sérieusement, d’emblée : le lecteur d’aujourd’hui ne sera pas condamné à mourir, comme ce fut le cas de ses prédécesseurs qui en 1691, eurent en main sa première édition empoisonnée.
Ça commence bien, hein ? On se croirait dans "Le Nom de la rose"…
Comme son nom l’indique, l’ouvrage n’est d’ailleurs pas vraiment un roman -bien qu’il soit éminemment romanesque- mais plutôt un "Lexique en 100 000 mots", comme le précise son sous-titre. Un lexique qui a pour sujet l’étude d’un événement aussi fameux que mystérieux qui eut lieu au VIIIe ou IVe siècle : la polémique khazare. Peuple guerrier et nomade venu d’Orient, les khazars, portés par des vents mâles -ceux qui n’amènent jamais la pluie- s’installèrent du 7e au 10e siècle sur un territoire situé entre la mer Caspienne et la mer Noire, où ils représentèrent une ethnie puissante et indépendante.
Mais ce n'est pas tant des Khazars qu'il est ici question que de ceux qui firent de ce peuple un objet d'étude et de recherche souvent obsessionnel, notamment autour de la polémique évoquée ci-dessus, suite à laquelle ce peuple et leur Royaume disparurent de la scène historique. Car elle fut à l’origine de l’abandon de leur antique religion au profit de l’une (on ignore laquelle) des trois pratiquées alors comme aujourd’hui : le judaïsme, l’islam, ou le christianisme. L’ignorance quant au choix de celle qui fut adoptée par les khazars donne encore lieu de nos jours à de nombreux débats.
Le dictionnaire réunit les informations collectées au cours de cette quête sur les matériaux les plus divers, parfois même immatériels : noms inscrits sur des bagues anciennes, motifs gravés sur des jarres de sel, correspondances diplomatiques, rapports d'espions, testaments, voix des perroquets des bords de la mer Noire dont on croyait qu'il parlait la langue khazare, peau humaine tatouée... Il est subdivisé en trois sources matérialisées par trois "livres" successifs (le rouge, le vert et le jaune) : chrétienne, hébraïque, et islamique, qui évoquent la conversion des khazars vers la religion de chacune d’entre elle. Les multiples entrées que ces sources contiennent se croisent, se répondent, parfois se contredisent ou se complètent. Les noms et notions qui se retrouvent dans les trois livres font l’objet d’entrées distinctes, où leurs trois "définitions" sont présentées simultanément.
Proposant diverses possibilités de lecture, ce roman-énigme censé venir de la fin des âges constitue un formidable cadeau pour le lecteur, qui peut le lire d’une traite ou comme un dictionnaire, en cherchant un nom puis se laissant guider au fil des renvois signalés par des astérisques en forme d’étoile, de lune ou de croix. Il peut aussi, précise l’auteur, le lire comme il traverserait une forêt, ou comme il mange, "en se servant de son œil droit comme d'une fourchette et de son œil gauche comme d'un couteau et en jetant les os par-dessus l'épaule". Et peu importe, car la promesse reste la même : celle de délicieusement s'égarer, de devoir défricher son propre chemin, créant ainsi son propre livre comme "dans une partie de dominos ou de cartes, recevant de ce dictionnaire (…) autant qu'il y investira car on ne peut recevoir de la vérité plus qu'on y a mis".
On y pénètre un monde qui n’est pas sans évoquer les Mille et une nuits, épique et légendaire, imprégné de surnaturel. On y chemine aux côtes d’une secte de chasseurs de rêves capables de lire ceux d'autrui y d’élire domicile, d’une princesse khazare incapable de mourir et qui aurait possédé sept visages, d'un mercenaire ayant créé l’un de ses fils à partir de boue à laquelle il a insufflé la vie. On y croise le Diable, qui travaille comme calligraphe dans un monastère, des jeunes filles dont l'ombre sent la cannelle, des vampires ou des biographies de Saints chrétiens, des philosophes musulmans… On traverse les siècles au fil d’épisodes historiques ou anecdotiques, parfois sanglants, parfois sensuels, marqués de miracles autant que de malédictions. Les oracles y foisonnent, et les mythes religieux se mêlent aux légendes païennes dans ce texte protéiforme qui prend par moments des allures de traité philosophique.
C’est un récit mouvant qui se réinvente à chaque version, comme cherchant, à travers de multiples vérités, l’inatteignable vérité.
Une expérience singulière, fascinante et surtout extraordinairement divertissante.
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