À 62 ans, une femme trouve enfin la force de faire sortir le secret qu’elle porte en elle depuis plus de cinquante ans: le viol que lui a infligé son père alors qu’elle était âgée d’onze ans. Le texte a la forme d’une lettre à sa fille Laura. Il se lit en quelques minutes. Il est poignant. Et essentiel pour tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre de son auteur: Niki de Saint-Phalle.
J’écris les yeux encore remplis des couleurs éclatantes et des formes joyeuses qui viennent de nous fasciner, ma compagne et moi, au Jardin des tarots, une œuvre (inachevée) à laquelle Niki de Saint-Phalle a travaillé pendant une vingtaine d’années, jusqu’à sa mort en 2002.
Si vous vous intéressez à cette artiste, je vous recommande très chaleureusement la lecture de « Mon secret », un écrit essentiel pour mieux comprendre l’artiste.
Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle est née en 1930. En 1961, elle a épousé le poète Harry Mathews, avec qui elle a eu deux enfants. Puis elle épouse Jean Tinguely en 1971, avec qui elle a vécu et travaillé jusqu’à son décès en 1991. Elle-même est décédée en 2002, des suites d’une insuffisance respiratoire due aux produits qu’elle avait manipulés pour réaliser ses œuvres.
« Mon secret » plante d’abord le décor de « l’été des serpents ». Pour lui faire une (mauvaise) surprise, son frère avait caché dans son lit les cadavres de deux serpents copperheads qui l’avaient terrorisée lors d’une promenade; elle avait onze ans. Ses parents avaient été choqués d’apprendre que son cousin, âgé de vingt-deux ans, lui avait permis de dormir dans son lit, alors qu’il s’agissait d’une saine tendresse d’un adulte qui voulait consoler un enfant. « Dans notre maison, la morale était partout: écrasante comme une canicule. », écrit-elle. Néanmoins, « ce même été, mon père - il avait 35 ans, glissa sa main dans ma culotte comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. » Son père n’en restera pas là...
« Honte, plaisir, angoisse, et peur, me serraient la poitrine. [...] Mon amour pour lui se tourna en mépris. Il avait brisé en moi la confiance en l’être humain. »
Niki tente de comprendre les raisons qui ont poussé son père à commettre ce geste. « Il existe dans le cœur humain un désir de tout détruire. Détruire c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. Mon père m’aimait, mais ni cet amour, ni la Religion Archi Catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère, rien n’était assez fort pour l’empêcher de briser l’INTERDIT. » Plus loin dans le texte, elle évoque également les hommes mal dans leur peau qui manquent selon elle d’imagination pour trouver de réelles solutions à leur mal-être: « Mon Père, secrètement, devait étouffer dans sa vie mais il manquait du courage d’une vraie révolte. La petite fille que j’étais sera la seule victime de sa lamentable rébellion. »
« Solitude. On est très seule avec un secret pareil. Je pris l’habitude de survivre et d’assumer. »
Niki fait très bien comprendre combien, dans la culture de l’époque, il était difficile de parler de telles agressions. Néanmoins, ce secret était trop lourd pour rester enfermé. Niki l’a extériorisé en se mortifiant (elle raconte qu’elle s’est tant mordu la lèvre qu’elle a dû, plus tard, recourir à une chirurgie réparatrice). Elle l’a également extériorisé par des attitudes rebelles, elle a tenté de se faire aider par des psychiatres, mais elle n’a pu échapper à l’hôpital psychiatrique, à l’âge de 22 ans. Suite à cela, un vendredi, elle reçoit une lettre de confession de son père. Elle en fera des migraines chaque vendredi pendant deux ans... Mais son psychiatre brûle la lettre: « Votre Père est fou. Rien ne s’est passé. Il invente. La chose est impossible. Un homme de son milieu et de son éducation Religieuse ne fait pas cela. » Le psychiatre a tout de même écrit au père pour lui conseiller de soigner ses fantasmes. Plus tard, la mère de Niki découvrira cette lettre mais elle ne lui en parlera que 10 ans plus tard, l’année où Niki réalisera le terrible film « Daddy » pour tenter d’exorciser son secret (mais le film l’entraînera plutôt dans la dépression); sa mère sera une des rares personnes à la soutenir...
Niki aurait pu être anéantie par les actes malveillants de son père. Mais elle est parvenue à surmonter l’épreuve. D’une part, c’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle s’est lancée avec acharnement dans la peinture. D’autre part, et c’est remarquable, elle a développé une incroyable bienveillance. D’abord envers son père, emporté par une crise cardiaque à l’âge de 60 ans, en 1967: « La mort subite de mon Père, sans que nous nous soyons réconciliés, fut pour moi un énorme choc. » Puis, apprenant que les violeurs étaient souvent d’anciens violés: « A ces pensées, la rage en moi cède la place à la pitié pour tous les êtres humains. » Ou encore: « Ce viol me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. » Elle termine cette lettre à sa fille par ce post-scriptum : « la prison n’est pas la solution ! ».
Ce livre est riche d’autres beaux paragraphes, que je vous laisse découvrir vous-mêmes. La version originale que j’ai pu emprunter à la bibliothèque de Stavelot reproduit l’écriture manuscrite de Niki sur du papier granuleux comme du papier dessin (je vois qu’une copie en a été éditée et est toujours en vente, à prix d’or). Grand format d’une quarantaine de page, il se lit en quelques minutes, comme une longue lettre. Mais il marque l’esprit pour une période bien plus longue.
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Depuis l'âge de vingt ans, j'ai essayé toutes sortes de psychothérapies. Je cherchais une unité intérieure que je ne trouvais que dans le travail. Je voulais pardonner à mon père d'avoir essayé de faire de moi sa maîtresse lorsque j'avais onze ans. Mais dans mon cœur, il n'y avait qu'une rage et une haine farouches. D'écrire " Traces " et de me remémorer m'ont aidée à changer mon paysage intérieur, et à réaliser que mon père était une personne très complexe. J'ai découvert aussi qu'à de nombreux égards, je lui ressemblais : son humour provocateur, son goût du risque, sa passion pour le travail, et ses idées progressistes, je les partage. L'écriture a permis à mes yeux intérieurs de s'ouvrir. Grâce à elle aussi, j'ai pu prendre de la distance, pardonner, et poursuivre ma route.
Niki de Saint Phalle
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Un tout petit livre, rose, écrit avec une graphie enfantine...
Je l'ai lu , debout, dans la librairie du Grand Palais, après ma visite émerveillée de l'expo Niki de Saint Phalle-la première, car j'y suis retournée plusieurs fois...Je connaissais les Nanas de la fontaine, à Beaubourg, l'icône du Harper Bazaar, la jeune et belle femme du meilleur monde, la femme de Tinguely...J'ignorais la féministe, la "tueuse" , la petite fille à l'enfance massacrée, l'internée, la presque folle...Sa peinture m'a tout fait découvrir, et j'ai regardé les joyeuses Nanas d'un autre oeil...Quelle force, quelle puissance joyeuse et iconoclaste pour faire pièce à l'horreur, à la perversion, à la manipulation. A l'inceste, pratiqué par un père adoré et pervers, qui ira jusqu'à nier la reconnaissance de ses actes alors que sa fille, internée, le lui demandait pour s'en délivrer..
Alors, debout dans la librairie, je l'avoue, j'ai lu d'une traite et..;sans l'acheter, ce petit livre incandescent...Oui, il faut du courage pour écrire cela à ses enfants, comme on passe un message dans un grand jeu de piste, pour qu'ils se repèrent et évitent le grand méchant loup...
A ma deuxième visite, j'ai regardé toute son oeuvre autrement: comme la tentative réussie d'une libération par la violence joyeuse ou provocatrice et par l'exultation/ exaltation du féminin;
Merci, Niki!
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Une de plus!!
Passée à la moulinette incestueuse!
"Une rescapée de la mort ' qui témoigne.
Et pourtant..Niki n'a que onze ans,
une famille aristo, archi catholique,
aux préceptes éducatifs stricts...
Quand elle est incestuée,
elle se réfugie dans le silence
s'en prend à elle, à son corps...
Les psychiatres hommes
ne croit pas au viol la concernant ..
Une souffrance terrible
qu'elle voudrait éviter
à d'autres petites filles
en écrivant, en faisant un film criant .
Cette moulinette est un broyeur
A partager absolument
pour ces mots tous simples
qui disent ce qui ne doit plus rester un secret
Une lecture bouleversante.
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Par ses dessins on apprend à éviter le sida, très bien illustré et facile à comprendre car le texte et là pour les explications.
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Oh ! le bel album ! Tout rose ! Ornée d'une belle tête de mort grave swag, remplie de beaux dessins et de fleurs multicolores ! Écrit à la main d'une belle écriture enfantine, avec quelques majuscules décorées ! Tout est joli, gracieux, très fifille (ou très blonde, au choix) (en 1992, la sensibilisation aux stéréotypes de genre n'était pas très avancée) ! Oh ! Et en plus il s'agit d'une lettre ! D'une maman à sa fille ! Que c'est attendrissant ! Elle va lui livrer son secret ! Quel suspense ! Et tout ça rédigé dans un style enfantin et naïf ! Tous les ingrédients d'un vrai prix de fin d'année pour le couvent des Zoizos.
Ah ! L'effroyable livre ! Tout noir de désespoir et de souffrance ! Qui transpire la mort et l'outrage ! Enfin écrits avec une telle envie de tout dire, et avec la simple naïveté du style comme seule pudeur. Cette envie de naïveté – volée à l'auteure à peine adolescente, avec le reste de sa vie – là comme une politesse face à l'inaudible inexprimable. "Le cri désespéré de la petite fille" que celle-ci, devenue mère, arrive enfin à pousser cinquante ans après cette violence faite à elle, encore enfant et plus jamais vraiment femme ! La fausse lettre protectrice à sa fille avec son abominable secret comme ultime délivrance. Avec tous ses pourquoi entêtants dont les réponses auraient pu contenir son salut. Que de dégâts ! On est bouleversé.
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Tout à probablement déjà était dit dans les autres critiques. Et pourtant, je ressens le besoin de poser mes propres mots sur cette œuvre. Dans cette lettre adressée à sa fille Laura, Niki de Saint Phalle révèle son secret. Un père ayant commit l’indicible, l’irréparable; le viol. Ce désir de l’interdit, de l’abus de pouvoir. Ce crime contre l’esprit.
Combien d’enfants subissent l’inceste aujourd’hui, en 2024 ? 18 par heure en France. Comment ne pas être révolté face à de tels drames ? pourquoi dans la société règne tant de silence ?
Dans ce livre, Niki brise l’omerta. Elle expose aussi les conséquences du viol sur sa vie, tant personnelle qu’artistique.
On ne peut pas ne pas ressentir de l’empathie et une infinie tendresse pour cette artiste que j’aime tant en lisant cette lettre bouleversante, qui laissera en moi, une trace indélébile.
Et n’oublions pas que « Il a l’air d’être quelqu’un de bien » n’est pas preuve de son innocence.
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Très court, ce livre émeut. On croirait entendre un enfant nous raconter une histoire, les mots sont simple, les faits sont racontés l'un après l'autre. J'espère que ce livre a pu délivrer l'auteur. Le viol a longtemps été considéré comme acte résultant de la femme, qui aurait été trop attirante, trop aguicheuse, trop dévêtue. Il est important que la parole se libère, ça n'est que comme ça que nous pourrons avancer, mieux le punir, et prévenir les femmes, hommes et enfants, qui quand ils se trouveront dans une situation où le viol est probable, auront les outils pour se défendre, et comprendront que ça n'est pas normal.
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Niki de Saint Phalle s’appelle en réalité Agnès de son prénom, ce dernier imposé par le père en référence à sa première « amoureuse » augure déjà l’emprise paternelle. Dans cette autobiographie, Niki de Saint Phalle se livre essentiellement sur sa jeunesse qu’elle a passé aux côtés de ses frères et sœurs. Elle évoque à répétition son frère Jean, sa mère fantasmagorique, ses grands-parents et son père avec des mots abstraits mais obscurs. Une jeunesse passée aux Etats-Unis dans une famille qui a vécue et connue les stigmates du Krash Boursier de plein fouet. Une vie entre ombre et lumière.
La personnalité de cette grande artiste est affirmée dès son plus jeune âge, son art est rapidement vital pour extérioriser son monde intérieur quelle interprète avec lucidité comme étant hors du commun. Les couleurs se sont imposées à elle pour apaiser la noirceur au fond d’elle, creusée par un père incestueux. La mélancolie l’a conduit a devenir artiste, son esprit de contradiction faisant d’elle une jeune fille caractérielle et sûre d’elle.
Dans cette magnifique autobiographie, Niki de Saint-Phalle nous parle comme si nous étions son journal intime, les pages sont ponctuées de ses dessins et œuvres, les photographies illustrent sa jeunesse et sa famille. Un objet-livre complet sur une grande Artiste, expérience immersive assurée.
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Traces est un coffre aux trésors, une boîte magique renfermant des textes et des images, des dessins, des poèmes, des lettres, des photographies en noir et blanc recolorisées avec des crayons de couleur, des lettrines toutes rondes qui paraissent vivantes, des souvenirs, des rêves, des cauchemars, des secrets, des blessures, des joies, des peines, des monstres et des serpents, des personnages aux destins incroyables et aux caractères infiniment complexes.
Une boîte de Pandore aussi qui laisse s’échapper dès la première page un événement traumatique que Niki de Saint Phalle nous confie et dont elle ne reparlera plus.
Autant de traces, de fragments qui mis bout à bout dessinent le portrait d’une femme du XXe siècle qui a eu la chance d’avoir une « chambre à soi », une artiste aux mille facettes qui a su s’émanciper grâce à l’Art.
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Voici un texte court et fort qui touche au plus intime de Niki de Saint Phalle. Personnage emblématique avec son esprit créatif qui fascine. Même dans cette triste histoire elle réussit à mettre de la beauté par la calligraphie, la forme, sans compter la recherche de sens dans ces actes d'inhumanité.
La qualité de fabrication du livre pour cette réédition est aussi a noter, il lui donne une valeur artistique qui correspond bien à l'auteure.
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