La disparition de Josef Mengele
Toutes les deux ou trois générations, lorsque la mémoire s’étiole et que les derniers témoins des massacres précédents disparaissent, la raison s’éclipse et des hommes reviennent propager le mal.
Les SS brûlaient des hommes, des femmes et des enfants vivants dans les fosses; Irene et Josef ramassaient des myrtilles dont elle faisait des confitures.
Le IVe Reich est à portée de main. Les Russes et les Américains sont des faibles, des corrompus. Nous les chasserons et reprendrons les choses là où nous les avons laissées. C’est le sens de l’histoire, et c’est ce qu’attend le peuple allemand. Le führer est mort, Josef, mais cela ne veut pas dire que la cause est morte et que nous ne pouvons pas réussir.
Josef (Mengele) est devenu un fardeau mais nous ne pouvons pas l’abandonner. Il faut à tout prix éviter que ne soient révélés la protection et le soutien que lui a apportés la famille.
Cela serait dramatique pour la Société. Nous réalisons des millions de marks de chiffre d’affaires, nous comptons désormais plus de deux mille salariés. Nous ne pouvons pas nous permettre un scandale.

Rolf Mengele est un jeune homme tourmenté. A chaque fois qu'il se présente, l'accueillent un silence gêné, des regards embarrassés. Mengele, comme... ? Oui, Mengele. Le fils de Satan. Maudit patronyme, sa croix et sa bannière, jamais il n'oubliera sa consternation et son chagrin le jour où il a découvert en lisant les journaux, peu après l'enlèvement d'Eichmann, que l'oncle badin qui lui racontait des histoires de gauchos et d'Indiens à l'hôtel Engel était [en réalité] son père, le médecin tortionnaire d'Auschwitz. Funeste famille : élevé par sa mère, devenu avocat à Freibourg, Rolf fuit le clan de Günzburg. Il méprise le silence des Mengele sur les crimes de son père et leur dédain pour ses victimes. Leur solidarité tribale, leur cupidité, leur lâcheté lui sont odieuses. Rolf se revendique de gauche, en lutte contre le capitalisme et le fascisme, les Mercedes, l'hypocrisie et la conscience tranquille de la bonne société ouest-allemande. Rolf est un enfant contestataire de l'après-guerre, que ses cousins Dieter et Karl-Heinz surnomment 'le communiste'. Un rebelle, mais un rebelle fragile, empêtré dans ses contradictions, torturé par ce père encombrant et venimeux.
(p. 190)
J’étais (Willem Sassen) untersturmführer dans la waffen-SS. J’ai été blessé sur le front russe et fait prisonnier par les Alliés.
Je me suis évadé deux fois et je suis arrivé ici. J’y ai fait mon trou. Je connais pour ainsi dire tout le monde à Buenos-Aires. Je peux vous présenter qui vous voulez. Perón, par exemple…
Le Président ?
Lui-même. Cet homme voue un culte à l’Allemagne. Il croit comme fer que les anciens fascistes et nazis européens peuvent l’aider à éradiquer le communisme athée et à faire de l’Argentine une superpuissance. Il nous accueille à bras ouverts et veille personnellement au bon déroulement des exfiltrations.
Pourquoi suis-je le seul à payer l’addition ? À vivre dans ce pays d’arriérés ? À me cacher dans ce trou ? À patauger dans la bouse de vache ? Je ne me suis pas enrichi d’un pfenning, alors que les industriels et les banquiers qui travaillaient avec nous à Auschwitz ont gagné des fortunes…
Injecter, mesurer, saigner, découper, assassiner, autopsier : à sa disposition, un zoo d’enfants cobayes afin de percer les secrets de la gémellité, de produire des surhommes et de rendre les Allemandes plus fécondes pour peupler un jour de paysans soldats les territoires de l’Est arrachés aux Slaves et défendre la race nordique. Gardien de la pureté de la race et alchimiste de l’homme nouveau : une formidable carrière universitaire et la reconnaissance du Reich victorieux le guettaient après-guerre.
Friedrich Entress inoculait le typhus aux détenus. August Hirt injectait des hormones aux homosexuels et exécutait les gens pour établir une typologie du squelette juif.
Trois cent cinquante professeurs d’université ont participé au programme T4 d’euthanasie. Certains se sont suicidés et d’autres sont passés en jugement à Nuremberg, mais la plupart ont retrouvé leur famille et repris leur carrière…
Et Otmar Von Verschuer, mon mentor, le théoricien de l’hygiène raciale, le patron de l’institut Kaiser Wilhelm à qui j’envoyais des yeux vairons et des squelettes d’enfants, a fini professeur de génétique humaine et doyen de l’université de Münster. Il coule une paisible retraite aux côtés de son meilleur ami, Martin Heidegger. Ce salopard n’a jamais répondu à mes lettres !
Regarde ce moustique Rolf, nous allons l’écraser parce qu’il menace notre environnement et risque de nous transmettre des maladies s’il nous pique. Les Juifs, c’est pareil.