Après « La Constellation du chien », j'ai eu envie de retrouver la plume de Peter Heller avec « Peindre, pêcher et laisser mourir ».
Le deuxième roman de l'auteur entrelace habilement plusieurs genres littéraires : le roman noir, le polar, le thriller et le nature writing.
Jim Stegner est un artiste-peintre reconnu, passionné de pêche à la mouche. Impulsif, irréfléchi et bagarreur, père d'une adolescente dont la vie s'est terminée tragiquement, il tente de se reconstruire en laissant derrière lui les douleurs du passé.
« Il y a des rivières que vous aimez, voilà tout, et voir le panneau représentant la voie ferrée et la gorge escarpée m'a rappelé que nous pouvons avancer dans la vie aussi facilement d'amour en amour que de perte en perte. »
Hors, un après-midi, alors qu'il part pêcher, il est témoin d'une scène bouleversante extrêmement cruelle : un homme bat à mort une petite jument Rouanne.
Cette scène de maltraitance animale m'a serré le coeur, ma sensibilité et mon amour pour les animaux y sont pour beaucoup. Heureusement, l'auteur n'entre pas dans les détails, laissant la part belle à des émotions poignantes plutôt qu'à des descriptions crues et voyeuristes qui n'auraient rien apporté à l'histoire.
« le cheval, les yeux qui roulent, l'écume aux lèvres hurlantes, une hystérie, aiguë, plus qu'un geignement ou qu'un grognement, quelque chose de quasi humain. »
Ne pouvant rester insensible à cette violence gratuite et démesurée, il intervient. Mais le face à face entre les deux hommes va dégénérer et provoquer une réaction en chaîne incontrôlable.
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Inévitablement, l'intrigue ne peut se passer d'un personnage principal fort, charismatique.
Peter Heller n'a pas son pareil pour donner vie à de beaux personnages qui ne soient ni lisses, ni parfaits grâce à une étude approfondie de leur caractère et de leur personnalité.
« Jamais je n'aurais cru que je deviendrais peintre. Que je pourrais créer un monde et y pénétrer pour m'y perdre. Que l'art serait une chose que je ne pourrais pas ne pas pratiquer. »
Jim Stegner, le personnage principal, est particulièrement sympathique malgré ses nombreux défauts.
Cet homme complexe revêt de multiples visages. Au fil du récit, sa personnalité s'enrichit de nouvelles nuances : sensible, solitaire, empathique, accablé par le remord et le chagrin, l'auteur donne l'occasion de révéler une autre facette de sa personnalité. Il excelle à retranscrire cette instabilité et ces basculements où Jim Stegner, en proie à des tensions internes importantes, est capable de devenir, suivant les circonstances, un homme irascible, implacable et extrêmement violent.
« La violence qui semblait me suivre à la trace frappait sans aucun discernement et s'attaquait à tout ce qui m'entourait : chevaux, amis, voisins. »
Son histoire personnelle entraine forcément la compassion et l'empathie à son égard. Malgré sa rudesse, sa violence intérieure, son impulsivité, il est impossible de le trouver antipathique et de ne pas s'attacher à cet homme au passé si douloureux.
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Le récit est prenant grâce à une écriture remarquable, intense, très visuelle, « métamorphique », alternant une écriture lyrique, un registre de langue parlée intégrant des jurons, ou bien une écriture plus acérée, presque violente, intérieure ou exprimée.
Ainsi, l'écriture se pare d'une étonnante poésie, et, devant nos yeux, l'auteur devient un peintre paysagiste, exprimant, par la force des mots, des tableaux de ces grands espaces dont il restitue la beauté avec une facilité déconcertante.
« Voilà vers quoi se dirigeait mon coeur. Vers eux. Vers l'eau fraîche. Les sons légers de l'eau qui coule sur la roche, l'eau fluide sur la roche lisse, soudain perturbée par un rapide bouillonnant, mais tout aussi apaisant. Sous la lune, l'eau blanche serait en lambeaux dans l'obscurité, les étangs seraient noirs ou peut-être que leur noirceur accueillerait le reflet de la lune brillante, la truite invisible mais levant les yeux vers le radieux firmament. J'étais incapable de nommer ce sentiment que mon coeur éprouvait. »
Au coeur de ces étendues sauvages et préservées, ces pages sont comme des écrins de verdure, apportant un parfum de bonheur et de magie. Peter Heller nous enveloppe de sensations douces et apaisantes où la nature est reine. Les traits de pinceau de l'auteur caressent la toile, se faisant léger et minutieux pour peindre les vastes forêts parcourues de rivières, le murmure de l'eau, et la faune sauvage.
Et, l'instant d'après, on est brusquement ramené au centre de l'intrigue. Ces moments de quiétude et cette atmosphère de rêverie sont balayés en quelques coups de pinceau secs, énergiques et violents. La tension monte d'un coup et le récit nous surprend, prenant des chemins auxquels on ne s'attendait pas.
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J'ai particulièrement aimé la façon dont les tableaux de l'artiste s'intègrent parfaitement à l'intrigue. Peter Heller a une magnifique prose pour décrire les peintures de Jim Stegner. Les descriptions sont si précises, éloquentes que l'on imagine aisément chacune d'entre eux.
L'auteur en profite également pour nous offrir une belle réflexion sur l'art et la création comme facteurs de résilience. La peinture devient une porte d'entrée dans son intimité. A travers son regard, l'art devient un moyen de survivre aux épreuves de l'existence, d'extérioriser le chagrin et la violence, de surmonter les traumatismes pour construire une vie qui a du sens.
On voit comment la vie personnelle de Jim Stegner, ses pensées, son esprit torturé, ses actes, son inconscient influent sur ces oeuvres et s'expriment dans ses tableaux. Tout au long de l'intrigue, le lecteur voit ses tableaux acquérir plus de profondeur, plus de noirceur et de mystère.
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Vous l'aurez deviné, ce roman a de nombreuses qualités. Cependant, je n'ai pas été totalement séduite. Ce n'est bien sûr qu'un avis très personnel, mais, même si Peter Heller maintient la tension, j'ai été perturbée par le rythme du récit. Au lieu de monter progressivement en puissance, l'intrigue oscille, dessinant en alternance des moments calmes de peinture ou de pêche à la mouche, entrecoupés d'autres soudains, nerveux, violents, palpitants.
De plus, l'auteur se concentre essentiellement sur le personnage de Jim Stegner, explorant ses pensées, ses peurs, ses rêves, et ses sentiments. le récit, raconté à la première personne du singulier, fait valoir uniquement son point de vue, et l'on perçoit les personnages secondaires uniquement à travers son regard. Même si ce procédé est particulièrement intéressant, les autres acteurs sont finalement brossés assez grossièrement.
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Roman singulier, « Peindre, pêcher et laisser mourir » est un roman de dualité, à la fois sombre et lumineux, paisible et emporté. Ici, la vie côtoie la mort, l'auteur capte ses instants incroyables de parties de pêche brusquement interrompues par la brutalité des hommes.
C'est un beau roman sur le deuil, la résilience, la rédemption, avec pour ligne de vie, l'art, la nature et la pêche.
Attiré par ce titre à la fois poétique et mystérieux, ce « laisser mourir » qui m'a interrogée jusqu'au dénouement, je ne regrette pas cette lecture, bien au contraire. Elle me donne même envie de découvrir "La rivière".
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C'est avec plusieurs compagnons de lecture que j'ai entrepris ce voyage dans les immensités américaines, Diana (DianaAuzou), Fanny (Fanny1980), Nathalie (Romileon), et Bernard (Berni_29). Je les remercie pour ces échanges si enrichissants, ces lectures communes sont de belles expériences qui permettent de partager nos ressentis tout en découvrant de nouveaux aspects auxquels on n'avait pas prêté attention.
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