Citations de Philippe Jaenada (511)
Il a reconnu la voix, la voix de Thalie. Il crie son prénom lui aussi, il est surpris et heureux de l’entendre, ils se crient qu’ils s’aiment. (Si un lecteur me dit un jour que c’est mièvre, je lui arrache la langue avec mes dents.)
Je me suis demandé dix secondes si je devais me déshabiller avant son retour, mais quand je me suis imaginé nu sur les aventures de Donald au moment où elle reviendrait dans le taudis, j'ai pensé au poisson qu'on vide avant de le proposer à la cliente sur une page de journal et j'ai préféré rester tel quel.
C'est le revers de la médaille - toujours lui, toujours là, l'exaspérant revers de la médaille (pourquoi ne peut-on pas, une fois pour toutes, punaiser les médailles, comme les cartes postales, les clouer sur le grand mur blanc des cadeaux de la vie, qui n'attendrait rien en retour si elle était moins mesquine?) (...)
(Bientôt chauve également, pour être tout à fait précis, mais si je garde la tête bien droite, bien haute, elle ne le remarquera plus, les cheveux périphériques feront barrage au regard - c'est surtout pendant le rapport, qu'il faut faire attention, car on a souvent tendance à baisser le front pour être plus à son affaire, c'est l'erreur idiote et le masque qui tombe, le pot aux roses et son sinistre cortège).
Comme plusieurs personnes me regardaient en coin, deux craintives et trois dégoûtées (une bonne quinzaine, cependant, semblaient me considérer comme l'un des leurs, - je n'avais pas non plus l'air (là encore, n'exagérons rien (ne rien exagérer, c'est le secret de la vie harmonieuse en société)) d'une loque sortie des marécages), j'ai choisi de rester debout, accroché à la barre, afin d'éviter de voir quelqu'un changer discrètement de trajectoire pour ne pas s'asseoir à côté de moi, ou pire, se lever quand je m'installe. (Les gens s'arrêtent comme des moutons aux apparences, sans se douter un seul instant du prestige).
Lors de l'assaut amoureux, le sang de navet, le moral d'épagneul, c'est insurmontable et rédhibitoire.
Elle se tenait debout face à moi, grande, grave et légère dans son manteau vert. En dessous, poisseux sur mon banc, disloqué, je me sentais comme un tas de couenne déposé dans l'arrière-cour d'une usine de jambon bas de gamme, aux pieds d'une jeune princesse prussienne.
L’intime de chacun peut-il décider du sort d’un autre ? Dans l’intime , profond,sommes nous si bienveillants, altruistes , objectifs et juste ?
Ainsi s'est achevée la vie de Bruno Sulak, 1 m 80, 66 kg. Poids du cœur: 465 g.
Devant la famille, un institut médico légal, on referme le cercueil.
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Un sous-directeur de prison et un surveillant qui sont envoûtés par un détenu au point de l'aider à s'évader, ce n'est pas tous les jours, ce n'est même peut-être jamais arrivé. Mais un sous-directeur de prison et un surveillant qui mettent eux-mêmes au point le plan d'évasion qu'ils vont soumettre au détenu, qui aurait pu imaginer ça?
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... il lit et écrit sans cesse, il trouve que ses textes pour L'Autre Journal sont encore un peu patauds, manquent encore d'élégance et de tranchant, il faut qu'il travaille son style, il s'entraîne. À un poète de soixante-quatre ans qu'il l'a félicité après sa première chronique, il confie : J'ai grandi si loin des mots qu'aujourd'hui, ici, dans cette prison, les journées me semblent souvent trop courtes, saisi que je suis par cette absence en moi que je ne tolère plus, viscéralement plus.
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Il est condamné à trente mois de prison. Il a fait à Montélimar, avec François, exactement la même chose qu'avec Yves à Albi, ils ont sorti leurs armes, menacé les employés, effrayé les clients. La seule différence, c'est qu'ils n'ont pas emporté l'argent. D'un côté, il a pris neuf ans, de l'autre, deux ans et demi. L'argent, c'est le jambon dans le sandwich - le pain ne vaut plus grand chose quand on l'enlève. Ce qu'on lui reproche, et aux gens comme lui, c'est de courir après l'argent, de n'avoir que l'argent comme motif de ses méfaits, c'est moche, c'est sale, vil vénal, et pourtant, ce que la justice indique avec ces verdicts, c'est que rien n'est plus important que l'argent dans la vie. Mathématiquement, au niveau de la peine, selon le tribunal, selon la loi, c'est plus de trois fois plus important que les gens. L'argent, c'est la plus grande faute. Le risque que je fais courir à autrui, la moindre. Il ne faut pas toucher au pouvoir de l'argent. Les personnes, on s'en fout. Quelle merde.
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En arrivant devant sa cellule, il donne un coup de poing dans la porte. Le soir même, il est envoyé au mitard pour quatre jours. Il y écrit un genre de poème sur la mort - Lancinante, perverse, guetteuse, la mort s'aboule à petits pas feutrés, entreprendre votre âme, la séduire.
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- Je vais vous dire ce que j'en pense, ça vous permettra peut-être de comprendre pourquoi je me fous complètement de votre verdict. Le dimanche 11 mars, je suis mort avec mon ami, près de l'hélicoptère, dans ce guet-apens mis en place pour tuer, pas pour arrêter. Votre justice est rouge, rouge parce que tachée. Alors que mon ami et moi, on a toujours gardé les mains propres.
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... après un extrait d'une lettre de Bruno à sa mère ( Je sais que j'y laisserai ma vie. Je m'en moque, je suis heureux et ne pourrais vivre autrement. Mourir demain ou dans cinquante ans, quelle importance?), par cette drôle de phrase emphatique : « En attendant, c'est la prison. La prison, comme une passerelle lancinante entre la vie et la mort. »
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Même le grand patron de Cartier, Alain Dominique Perrin, qui a vu deux de ses plus grosses succursales transformées en six mois en locaux commerciaux vides, parle de lui dans les médias. Sans animosité, d'ailleurs: « C'est une mémorisation visuelle du nom de Cartier qu'aucune campagne de publicité ne pourrait créer.» Il ajoute qu'il conseille à tous ses employés de ne surtout pas jouer les héros, et s'explique: « Les pertes de Cartier sont remboursées intégralement par les assurances, qui se rattrapent sur les primes. Avec nos cent dix boutiques à travers le monde et tous nos stocks, les primes que nous avons payées jusqu'à présent sont largement supérieures aux remboursements. » Si Bruno avait des problèmes de conscience (ce qui n'était pas le cas), c'est réglé. Tout juste si Perrin ne l'incite pas à continuer un peu.
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Une année de cavale l'a épuisé, et ce qu'il a vu du monde des affaires et de la politique, qu'il côtoie manifestement plus qu'elles ne le croyaient, mais qu'il refuse d'évoquer en détail (il n'en parlera d'ailleurs jamais précisément à personne, il a dit souvent qu'il n'était pas un homme de causes, de combats idéologiques - ce qui n'empêche pas les colères intérieures), ce qui l'a découvert la dégoûté
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Au milieu de la nuit, Bruno se réveille en criant - quand Thalie ouvre les yeux, il est assis dans le lit, il respire difficilement, il a rêvé qu'on venait l'arrêter. Elle comprend que sous ses attitudes sûres et dégagées, son air de chat insaisissable, il est inquiet.
Ils s'aiment, ils ont du mal à se passer l'un de l'autre. Aucun des deux n'est à l'autre bout du monde, ou emprisonné, aucun des deux n'est mort, ils ne sont pas frappés par une tragédie de ce genre, et pourtant ce qu'ils vivent, ou ne vivent pas, y ressemble. Ils s'aiment et ne peuvent plus se voir. Presque plus se voir.
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- Les bijoux, je veux pas te donner de faux espoirs, il n'y en a plus, je fourgue tout le plus vite possible.
- Ça doit te faire pas mal de liquidités...
- Ça va, oui, merci. Mais n'espère pas mettre la main dessus. Par contre, si tu veux, je peux te faire un prêt ? Sans intérêt. Je plaisante pas.
- Ça me ferait pas de mal, mais c'est un peu contre l'éthique. Cela dit, si tu veux faire un don à la police, c'est pas de refus.
- Vous avez besoin d'acheter du matériel un peu plus perfectionné pour me trouver ?
- Exactement.
- Hum , je ne sais pas, faut que je réfléchisse. Bon, je vais te laisser.
- N'hésite pas à donner des nouvelles de temps en temps, un coup de fil ou une petite carte pour me dire où tu es, ça fait toujours plaisir.
- Tu peux compter sur moi.
- D'un autre côté, si c'est pour faire le mystérieux et ne rien me dire du tout, c'est pas la peine.
- Il faut me comprendre, aussi. Tu sais ce qui serait bien ? Que je sois encore dehors quand tu prends ta retraite.
- On écrirait un bouquin de souvenirs ?
- Voila, par exemple. Et on irait boire des petits cafés de temps en temps, tous les deux, en vieux copain.
- Écoute, je te le souhaite. Moi, pas le flic. Le flic, il te lâchera pas.
- Merci commissaire. Salut !
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Les flics ont le droit de m'abattre, c'est sûr. Moi je ne m'octroierai pas le droit de tirer sur eux, je ne veux pas leur ressembler. Ils font ce qu'ils croient juste, je fais ce que je crois le mieux devant tant d'injustice et de trafics de tous ordres, à tous les niveaux. La vie est somme toute bien courte, et chaque journée qui passe est pour moi une victoire contre ses règles arbitraires qui ne servent toujours qu'à un petit groupe.
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