Citations de Pierre Charras (94)
Et le mépris, n'est-ce pas la haine du sage ?
"Je le voyais s'éloigner, la nuque maigre, le crâne chauve, les épaules effondrées. Je n'ai pas bougé. J'aurais dû l'appeler, le serrer dans mes bras, lui dire que j'étais heureux qu'il me fasse cadeau, pour me faciliter la vie de tous les jours, des objets qui lui avaient permis d'être lui. Mais je n'ai pas bougé, je n'ai rien dit. C'est aujourd'hui, tant d'années après, que je voudrais le rattraper et le prendre contre moi. Je sais bien qu'il est trop tard, mais j'y reviens sans arrêt. Comme un cul-de-jatte qui a mal aux jambes, j'ai mal à mon père. C'est ça au fond notre histoire. Des gestes qui n'ont pas eu lieu. Des mots que j'ai négligé de dire. Des élans d'amour aujourd'hui périmés qui m'étouffent. Je n'en finis pas d'établir le catalogue des occasions manquées."
Nous avions aussi prévu ce qui devait se passer après la fin du monde. Une fois ZEUS disparu dans le tunnel, à gauche, s’il ne m’avait pas livré Sandrine pour les vingt ou trente ans à venir, je devais aller au cinéma, au café, où je voulais, mais en tout cas attendre la nuit pour rentrer à la maison, car elle profiterait de ces quelques heures pour remplir ses valises, extraire ses livres de la bibliothèque, arracher à notre décor quelques éléments qui l’aideraient par leur présence à installer sa vie dans un théâtre déjà patiné. C’est cette perspective d’amputation qui m’effrayait le plus, je crois. Affronter les manques, les trous, les accrocs dans la toile de fond de mon existence que j’imaginais immuable. Rentrer chez nous et me retrouver chez moi.
Je regardais le trou de la porte. Vide de celle que j’aurais voulu y voir apparaître, mais peuplé d’imposteurs différents, les mains accrochées aux barres chromées. La femme à la valise se balançait d’un pied sur l’autre. Elle devait se rendre gare de Lyon et sans doute craignait-elle de rater son train. La belle affaire ! Moi, je venais de rater ma vie.
C'est un sac de sport en toile bleue avec des bandes de cuir piquées, deux poches et une courte anse de chaque côté de la fermeture Éclair qui court sur toute la longueur. Il est un peu râpé, taché, fatigué. Emmanuel, qui a été surpris par son poids, l'imagine, jeté négligemment sous le banc d'un vestiaire plein de cette odeur d'homme qui l'affole."
Je décidai, avec un petit frisson de gourmandise, de redoubler désormais D'IMprudence.
Que demain soit moins beau qu'hier, elle l'accepte. Ce qu'elle refuse, c'est qu'avec Gabriel demain soit moins beau qu'hier.
Descendre du train, elle n'en a jamais eu l'intention. Son seul but était de voir cet instant. De vivre cet instant. D'être là. Et elle a été là. Elle a été présente au moment de son absence. Cette vieille envie de lire sa propre chronique nécrologique dans les journaux.
Il atteint un âge où, si on ne les provoque pas, les rencontres n'ont jamais lieu.
Le résultat, c'est que nous vivions dans une seule pièce où nous étions tout de même heureux. C'est peut être ça, le secret du bonheur, quand on n'a pas d'espace vital : n'en occuper que la moitié, comme si on en avait deux fois trop.
C’était un rendez-vous de désamour. Un coup de foudre à l’envers. Un adieu, peut-être.
Mais nous voulions rester légers, éviter la posture du drame. Alors nous avions imaginé un jeu.
Il y avait une de ces émissions spéciales où rien ne se passe et où le journaliste meuble en s'accrochant d'une main à son micro et en triturant son oreillette de l'autre. Il n'a rien à dire et il parle à des millions de gens qui se figurent apprendre quelque chose.
"Elle est au ciel, maman ?" avais-je demandé lors de notre première visite au bord du petit enclos cerné d'une barrière en fer forgé, au cimetière du Soleil.
" Non, elle est ici"
Il est resté longtemps immobile, l’archet posé sur les cordes. J’ai cru qu’il allait prendre la fuite. Et, je l’avoue à ma grande honte, j’ai pensé à ce moment-là que c’était ma présence qui l’intimidait. Il ne m’est pas venu à l’esprit qu’il pouvait attendre que la musique monte en lui. Ou plutôt qu’elle descende en lui : car c’était bien des cieux inexplicables qu’elle coulait, j’ai eu tout le concert, et les suivants, pour m’en apercevoir.
Je l’ai donc regardé. Pas un instant je n’ai détourné les yeux.
Dès la première note, il avait fermé les siens comme s’il avait choisi de nous ignorer et j’ai été transporté hors de réel. Je croyais entendre un être surnaturel ; ou tout un orchestre. La richesse phénoménale de son expression ne pouvait sortir du simple instrument de bois qu’il serrait sous son menton ! Bouleversé, captivé, hilare, le visage tout rouge d’excitation, je laissais ce diable me propulser jusqu’en enfer. Ou jusqu’au paradis.
Étais-je chez Franz, ou encore chez Johan ? En attendant mieux. D’un bout à l’autre de ma vie, j’aurai « attendu mieux ». Mais quoi ? Que de temps gâché à attendre !
Dieu est un grand chat noir étendu au soleil sur une pierre tombale, on le croit assoupi, mais il ne dort que d’un œil. Il tend la patte, et nous voilà condamnés.
J’ai failli me recueillir auprès du corps de Beethoven. Je l’avais plusieurs fois croisé dans les rues de Vienne. Il marchait très vite, les yeux au sol, enfoui dans ses pensées. Dans sa musique ? Chaque fois j’avais envie de l’aborder. Et chaque fois, je m’abstenais. Que lui aurais-je dit ? Et lui ? Je l’entendais : « Ah oui, Schubert : l’auteur de mélodies populaires ! »
Il encombrait ma route, celle que je souhaitais emprunter à défaut de l’avoir tracée.
Les grandes douleurs finissent par patauger dans les petites.
Au lieu de reprendre là où ils en étaient, au lieu de continuer, ils vont devoir se lancer dans une autre vie. Il ne suffira pas de repeindre et de changer les rideaux, ils devront emménager dans de nouveaux cœurs.
Nous en étions au crépuscule de nous-mêmes, mais de tels soirs peuvent s'éterniser.