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Citations de Roberto Calasso (40)


Tout cela est la conséquence d’une évolution longue et tourmentée jamais interrompue — même si elle s’est parfois dissimulée. S’il fallait établir, de manière indiscutablement arbitraire et pour des exigences purement dramaturgiques, le point de départ de ce processus, aucune image ne serait plus appropriée que celle de Sparte, telle que Jacob Burckhardt l’a montrée, condensant l’essentiel en quelques mots avec son habituelle sobriété : « Sur la terre, la puissance peut avoir une mission supérieure ; sur elle seule, sans doute, sur un monde fortifié par elle, peuvent surgir les civilisations d’un ordre supérieur. Mais la puissance de Sparte ne semble être apparue au monde que pour elle-même, pour sa propre affirmation, et son pathos, son aspiration constante, a été l’asservissement des peuples soumis et l’extension de son empire comme une fin en soi. »
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Par rapport à tous les autres régimes, la démocratie n’est pas une pensée spécifique, mais un ensemble de procédures, qui se prétendent capables d’accueillir n’importe quelle pensée, hormis celle qui se propose de renverser la démocratie elle-même. Et c’est là son point le plus vulnérable, comme la démonstration en fut faite en Allemagne en janvier 1933. Ainsi, la société séculière a fait preuve de souplesse et d’ingéniosité dans la réabsorption en elle­-même, sous de fausses apparences, de ces mêmes puissances qu’elle venait d’expulser. La théologie a fini par se transformer en politique, tandis que la théologie en tant que telle était reléguée dans les universités.
Or ce processus s’applique à tous les niveaux : sans le frisson du numineux la société séculière se refuse à subsister, tandis que le mot numineux n’est plus accepté que dans le milieu académique. Ne pouvant nommer, selon les règles d’un canon, ce qu’elle adore, la société paraît condamnée à une nouvelle et sournoise superstition : la superstition d’elle-même, la plus difficile à percevoir et à dissoudre. Nous savons désormais que les pires désastres se sont manifestés quand les sociétés séculières ont voulu devenir organiques, une aspiration récurrente de toutes les sociétés qui développent le culte d’elles-mêmes. Toujours avec les meilleures intentions. Toujours pour récupérer une unité perdue et une harmonie supposée. Sur ce point, Marx et Rousseau, mais aussi Hitler et Lénine, mais aussi le productiviste Henri de Saint-Simon ont trouvé un accord fugace. Organique est beau, pour tous. Nul ne se hasarde à dire que l’atomisation tant décriée de la société peut être une forme d’autodéfense contre des maux plus graves. Dans une société atomisée on peut se dissimuler plus facilement. On n’attend pas que la police secrète frappe à la porte à quatre heures du matin.
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Au cours du XXe siècle s’est cristallisé un processus d’une immense portée qui a investi tout ce que recouvre le nom « religieux ». La société séculière, sans qu’il ait été nécessaire de le proclamer, est devenue l’ultime cadre de référence pour n’importe quelle signification, comme si sa forme correspondait à la physiologie de n’importe quelle communauté et que la signification ne devait être recherchée qu’à l’intérieur de la société elle-même. Celle-ci pouvant prendre les formes politiques et économiques les plus divergentes, capitalistes ou socialistes, démocratiques ou dictatoriales, protectionnistes ou libérales, militaires ou sectaires. Et qu’il fallait, en tout cas, les considérer comme de pures et simples variantes d’une unique entité : la société en soi. C’est comme si l’imagination s’était amputée, après des millénaires, de sa capacité à regarder au-delà de la société à la recherche de quelque chose qui donne une signification à ce qui se produit à l’intérieur de la société. Un pas très audacieux qui implique un formidable allégement psychique. Mais inévitablement de courte durée. Vivre « par-delà bien et mal » est quelque chose qui rencontre une résistance invincible. Produire — ou de toute manière favoriser — cet allégement est une caractéristique décisive de la démocratie. Qui pourtant est incapable de le conserver.
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Pour comprendre les métamorphoses du sacrifice à l’âge séculier, on doit lui substituer le mot expérimenlalion. Qui ne se résume pas uniquement à ce qui a lieu tous les jours dans les laboratoires — et qui suffirait pourtant à en démontrer l’ampleur. L’expérimentation est ce que la société pratique jour après jour sur elle-même. L’ambivalence du mot apparaît plus clairement encore, si l’on songe que les deux expérimentateurs sociaux suprêmes du XXe siècle ont été Hitler et Staline. L’évocation par ce dernier des « ingénieurs des âmes » ne relevait pas du hasard. En vérité, ils ressemblaient davantage à certains féroces chirurgiens lobotomiseurs, encore une fois au nom de la science.Tous dévastateurs de l’inconnu.
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L’héritage du sacrifice devait déboucher sur quelque chose : c’est ce qui s’est produit à travers deux grandes guerres, puis la démesure de la puissance des armes a empêché qu’on aille plus loin. C’est alors que le terrorisme a pris le relais : tueries sporadiques, omniprésentes, chroniques, de plus en plus aléatoires, qui maintiennent en vie le feu sacrificiel. C’est un exact renversement des doctrines védiques. Mais aucun des acteurs ne le sait. Comme des automates, ils œuvrent dans une usine dont l’un des ateliers est céleste et l’autre infernal.
Sacrifice et terrorisme convergent sur un point, le plus délicat : le choix de la victime. Dans le sacrifice, ce sera un exemplaire intègre, immaculé, d’une beauté particulière — ou bien un être quelconque, interchangeable, multipliable. Dans le terrorisme ce peut être qui détient le pouvoir — ou bien quiconque s’est trouvé à un certain moment à un certain endroit.
Ce sont deux voies, divergentes et coexistantes : l’élection et la condamnation. Et deux royaumes : la grâce et le hasard, des puissances irréductibles. De leur façon de se superposer, de se mélanger, de se séparer découlent des conséquences innombrables, les plus subtiles, les plus incisives, qui rayonnent sur tout le reste, et n’ont en commun que l’acte homicide.
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Ce n’est pas sans quelques motifs profonds si dans les lieux et sous les formes les plus diverses tant de tribus humaines ont célébré des sacrifices. Et même, sans un enchevêtrement de motifs dont on ne finit jamais de démêler l’écheveau. Certes, le monde séculier n’a jamais accepté de célébrer des sacrifices. Mais c’était là un pan du passé dont il ne savait trop comment se délivrer. Il suffit d’ouvrir Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus, qui reprend en grande partie ce qu’on lisait alors dans les journaux et ce que l’on entendait dans les conversations des gens, pour constater que pendant la Première Guerre mondiale on parlait tout autant de « sacrifices » que d’actions militaires. Mais cela ne fut pas suffisant. Il fallut une autre guerre — et, assortie d’une entreprise démesurée et effroyable de désinfestation, encore une fois pour liquider le sacrifice. Mais cela non plus n’a pas suffi. Après un obscurcissement séculaire pendant lequel il semblait avoir perdu son génie, comme si la prodigieuse floraison qui avait précédé l’eût éreinté, quelque chose à l’intérieur de l’Islam tressaillit de nouveau et, par la bouche de Sayyid Qutb, somma d’opposer de nouvelles « valeurs saines » à la corruption de l’Occident et à l’obnubilation de l’Islam lui-même, qui consistait d’abord dans l’acquiescement progressif aux modes de vie de l’Occident. Ainsi, certains, peu nombreux, commencèrent à se tuer afin d’en tuer beaucoup d’autres, le plus grand nombre possible.
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De retour en Égypte, Qutb devint rapidement une figure politique importante. Parvenu au pouvoir, Nasser le plaça à la tête du Comité éditorial pour la révolution. Mais cela ne dura pas longtemps. Dans l’Égypte de cette époque, comme par la suite en Algérie, seules deux voies s’offraient : soit les militaires soit la charia, prônée ici par les Frères musulmans. Or Qutb les représentait. Dès 1954, il fut emprisonné. Une fois libéré, on lui proposa de diriger la revue des Frères musulmans. Cette fois encore, cela ne dura pas longtemps. Il fut de nouveau arrêté. Comme il était souvent malade, il fut transféré à l’hôpital de la prison où il resta dix ans. Durant cette période il écrivit un commentaire du Coran en huit volumes. Mais son œuvre la plus enflammée est Pierres milliaires, dont le manuscrit sortit progressivement de la prison. Le livre contenait ses instructions pour l’« avant-garde » appelée à conquérir le monde en le soustrayant, au nom de l’islam, à la jahiliyyah, la pernicieuse « ignarité » qui englobe les musulmans réfractaires à la charia et tout le reste des vivants. Il fut le guide de l’action d’un autre Égyptien, al-Zawahiri, et de son compagnon Oussama Ben Laden, ainsi que de celui qui allait devenir l’ayatollah Khamenei.
Qutb fut de nouveau relâché. Il lui aurait été alors permis de s’expatrier. Mais il persista dans son refus. Il fut finalement jugé et condamné à mort. Sadate était l’un des trois juges de ce tribunal. À la lecture de la sentence, Qutb déclara : « J’ai pratiqué le jihad pendant quinze ans et j’ai réussi à gagner le martyre, shahadah. » Il fut pendu à l’aube du 29 août 1966.
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Sayyid Qutb débarqua à New York en novembre 1948, horrifié parce qu’une jeune femme à demi dévêtue avait frappé à la porte de sa cabine en demandant l’hospitalité. C’était un fonctionnaire ministériel du Caire venu en Amérique avec une bourse pour y étudier l’anglais. Il commença par observer l’Amérique en la sillonnant de part en part, avant de s’établir à Greeley, Colorado, qui lui sembla d’abord un lieu paradisiaque. Mais il ne tarda pas à se raviser et prononça une condamnation sans appel de l’American way of life, surtout après avoir participé à certaines fêtes du dimanche soir, quand, les cantines du college étant fermées, les étudiants étrangers fréquentaient des églises où, après l’office, on dînait et, parfois même, on dansait. Les lumières changeaient et Qutb voyait des jambes en mouvement (« nues », précisait-il), des bras qui s’enlaçaient, des seins qui ondoyaient — tandis que résonnait une chanson tirée d’un film d’Esther Williams. Il n’en fallait pas plus.
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Pour le terrorisme islamique, une église copte ou un grand magasin scandinave sont des cibles tout aussi appropriées. Il suffit que le rejet de l’Occident dans toute son extension, de la chrétienté à la sécularité, se manifeste à travers un organisme bien plus rudimentaire que l’Occident lui-même. La haine doit se concentrer sur un point, si possible là où la vie est le plus dense. Mais ce ressentiment n’est pas nouveau. Il existait déjà il y a cinquante ans. Pour quelle raison ne prend-il ces formes que maintenant ? C’est l’un des nombreux résultats de la désintermédiation, répondrait aussitôt un théoricien du web. Et du fait que le monde tend à devenir instantané et simultané. Qui se tue en tuant est un modèle suprême de désintermédiation.

Juste avant que s’achève le millénaire, dans les pays musulmans, comme presque partout dans le reste du monde, il devint possible d’accéder en quelques secondes à la vision d’un nombre illimité de corps féminins nus accomplissant des actes sexuels. Ce qui constitua un outrage extrême et une attraction irrépressible, plus que dans d’autres pays. Et cela représenta aussi une suggestion puissante pour tout passage à l’acte.
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Le complot naît avec l’histoire. De même, le fantôme d’un centre caché régissant les événements. Les assassins-suicidés ramènent à Ben Laden dans les cavernes de Tora Bora, qui ramène à Hasan-i Sabbâh dans la forteresse d’Alamut. Il est des formes qui ne s’éteignent pas. Elles muent, se chargent et se vident de significations selon les occasions. Mais un mince fil les relie toujours à leurs débuts.

La nature est venue en aide, au moins une fois, à ceux qui veulent imposer partout la charia. Sans même recourir au terrorisme pour ouvrir la voie. En décembre 2004, le tsunami qui s’abattit sur une pointe de Sumatra, dans l’Aceh, dévasta tout, ne laissant debout qu’une mosquée. Il fallait repartir de zéro, situation convoitée par toute utopie. C’est ainsi que prit forme une enclave de la charia, placée sous la surveillance bien visible des Gardiennes de la Vertu : « Elles ont des uniformes vert islam, des fouets de Malacca et des cœurs de pierre. Elles viennent des campagnes et savent comment il faut traiter les gens des villes. En général elles se montrent à Banda Aceh le vendredi, avant la prière. Elles avancent avec un mégaphone et un pick-up, lui aussi de couleur verdâtre, portant l’inscription Wilayatul Hisbah : escadron de la charia. Elles ne sont pas nombreuses, une douzaine, mais elles surgissent d’un peu partout et quand on ne s’y attend pas. » Elles ratissent les cafés, les jardins publics, les rues, les chambres à coucher. Les arrestations et les punitions sont immédiates. Coups de cravache de rotin sur la place publique.
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« Rien n’est vrai, tout est permis » : où Nietzsche avait-il lu cette phrase fatale ? Dans la Geschichte der Assassinen de Hammer-Purgstall, œuvre débordante, aventureuse et précieuse, parue aussitôt après le congrès de Vienne et unanimement désapprouvée par les islamologues successifs :
« Que rien n’est vrai et tout est permis restait le fondement de la doctrine secrète qui n’était cependant communiquée qu’à de très rares personnes et cachée sous le voile de la plus rigoureuse religiosité et dévotion ; en bridant les âmes avec les commandements positifs de l’islam, elle les gardait sous le joug de l’obéissance aveugle, d’autant plus que la soumission terrestre et l’autosacrifice étaient sanctionnés par une récompense et une glorification éternelles. »

En épigraphe au Vieux de la Montagne de Betty Bouthoul, livre à l’origine de l’obsession de Burroughs pour Hasan-i Sabbâh, on lit quelques lignes de Nicolas de Staël qui s’était tué trois ans plus tôt : « Assassinat et suicide, inséparables et si éloignés à première vue…
« Assassinat, ombre portée du suicide, se confondant sans cesse comme deux nuages immatériels et atrocement vivants…
« Tuer en se tuant… »
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Tel qu’il apparaît chez Joinville et dans d’autres chroniques du Moyen Âge, le Vieux de la Montagne était une présence fabuleuse et reconnue, comme le prêtre Jean. On supposait que le lecteur le connaissait. Mais plus que tout autre, Nietzsche a vu clair dans cette histoire :
« Lorsque les Croisés se heurtèrent en Orient à l’ordre invincible des Assassins, à cet ordre des esprits libres par excellence, dont les membres de grades inférieurs vivaient dans une obéissance qu’aucun ordre monacal n’avait jamais connue, ils reçurent, on ne sait trop d’où, quelques lumières sur ce symbole, cette devise réservée aux seuls grades supérieurs comme leur secretum : “Rien n’est vrai, tout est permis”… Eh bien, voilà ce qui s’appelle liberté de l’esprit, par là toute foi dans la vérité même était congédiée… Aucun esprit libre européen, chrétien, s’est-il jamais égaré dans cette proposition, dans le labyrinthe de ses conséquences ? »
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Rumiyah, « Rome », la revue plurilingue online de l’État islamique qui s’est substituée à Dabiq, indiquait, dès son premier numéro de septembre 2016, la voie du terrorisme fortuit dans un article intitulé « Le sang du kafir, mécréant, est halal, légitime, pour vous, donc versez-le ». Et entrait dans les détails en offrant une première liste de cibles possibles : « L’homme d’affaires qui va au travail en taxi, les jeunes (déjà pubères) qui font du sport dans le parc, le vieil homme qui fait la queue pour acheter un sandwich. Pas seulement : même verser le sang du marchand ambulant kafir qui vend des fleurs aux passants est halal. » Aucune discrimination de classe ou d’âge, hormis le cas du jeune sportif, qui doit être pubère.

La figure de l’assassin-suicidé n’est certes pas une invention récente. Au sein de l’islam, elle naît avec Hasan-i Sabbâh, le « Vieux de la Montagne » dont parle Marco Polo, figure légendaire construite à partir du stratège militaire ismaélien qui, des années durant, avait ourdi ses intrigues depuis la forteresse d’Alamut. Selon les sources de l’époque, il était sévère, austère, cruel et reclus. « On raconte qu’il est resté sans interruption dans sa maison, écrivant et dirigeant des opérations — de même que l’on insiste constamment sur le fait que pendant toutes ces années il ne sortit que deux fois de chez lui, et les deux fois pour monter sur le toit » : c’est ce que rappelle Hodgson, l’historien de la secte le plus digne de foi. Entre-temps les envoyés du Vieux de la Montagne, disséminés dans le royaume des Seldjoukides, que Hasan-i Sabbâh voulait abattre, tuaient des personnages puissants, généralement avec des poignards, avant d’être eux-mêmes tués. Ils étaient fida ’iyyan, « ceux qui se sacrifient » ou bien « assassins », mot qui signifiait consommateurs de haschich, comme l’a définitivement prouvé Paul Pelliot.
Deux siècles plus tard, quand la forteresse d’Alamut n’était plus qu’une ruine, dévastée quelques années plus tôt par les Mongols de Houlagou Khan, et que la secte des Assassins n’était plus qu’un souvenir, quelqu’un raconta à Marco Polo l’histoire du Vieux de la Montagne. Odoric de Pordenone la reprendrait quelques années plus tard, sans variations.
Selon l’un et l’autre, le Vieux de la Montagne « avait fait aménager dans une vallée entre deux montagnes le plus beau et le plus grand jardin du monde ». Et « là se trouvaient les plus beaux jeunes hommes et jeunes filles, qui savaient chanter et jouer de la musique et danser. Et le Vieux leur faisait croire que c’était là le paradis ». Mais il y avait une condition : « N’entraient dans ce jardin que ceux dont il voulait faire des assassins. »
Quand le Vieux décidait d’envoyer quelqu’un en mission, il le droguait pour le plonger dans un demi-sommeil et l’éloignait du jardin. « Et quand le Vieux veut faire tuer telle ou telle personne, il fait ravir le plus vigoureux des jeunes hommes et lui fait tuer la personne qu’il veut qu’on tue. Et les jeunes le font volontiers, pour retourner au paradis… De sorte qu’aucun homme que le Vieux de la Montagne a voulu éliminer ne survit face à lui ; et je vous dis que plusieurs rois lui versent un tribut tant ils le craignent. »
Le Vieux de la Montagne fit connaître à ses hôtes la saveur du paradis. Des siècles plus tard, il suffira d’offrir l’assurance que le paradis est réservé aux martyrs du jihad et qu’il regorge de plaisirs, comme on le lit dans le Coran. Mais il fallait d’abord découvrir le plaisir de la mort.
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La terreur séculière veut avant tout sortir de la compulsion sacrificielle. Passer à l’assassinat pur. Le résultat de l’opération doit sembler totalement fortuit et se disperser dans des lieux anonymes. C’est alors qu’apparaîtra avec évidence que le hasard est le commanditaire ultime de ces actes. Qu’est-ce qui fait le plus peur : le meurtre signifiant ou le meurtre fortuit ? Réponse : le meurtre fortuit. Parce que le hasard est plus vaste que les significations. Face au meurtre signifiant, l’insignifiant peut se croire protégé par sa propre insignifiance. Mais face au meurtre fortuit, l’insignifiant découvre qu’il est particulièrement exposé, précisément en raison de sa propre insignifiance. À terme, la terreur n’a plus besoin d’un commanditaire collectif. Commanditaire et exécuteur peuvent coïncider. Au même titre qu’un État ou une secte, ce peut être des individus singuliers, des entités désancrées, obéissant à un ordre qu’ils se sont eux-mêmes imposé : tuer.

Le terrorisme signifiant n’est pas la dernière forme du terrorisme, mais l’avant-dernière. La dernière est le terrorisme fortuit, la forme de terrorisme qui correspond le plus au dieu de l’heure.
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Depuis l’époque de Netchaïev, nous savons que la terreur peut suivre d’autres voies. On l’appelait alors terreur nihiliste. On peut aujourd’hui en concevoir une variante : la terreur séculière. Qui doit être comprise comme une pure et simple procédure, par conséquent disponible pour des fondamentalismes de toute sorte, qui lui conféreraient une couleur spécifique en fonction de leurs propres finalités. Voire, pour des individus singuliers, qui peuvent ainsi donner libre cours à leurs obsessions.

La puissance qui meut le terrorisme et le rend obsédant n’est ni religieuse, ni politique, ni économique, ni revendicative. C’est le hasard. Le terrorisme est ce qui rend visible le pouvoir toujours inentamé qui sous-tend le fonctionnement du tout et dont il dévoile le fondement. Il est en même temps une modalité éloquente à travers laquelle se manifeste dans la société l’immense étendue de ce qui l’entoure et l’ignore. Il fallait que la société parvienne à s’éprouver comme autosuffisante et souveraine pour que le hasard se présentât comme son principal antagoniste et persécuteur.
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Le premier ennemi du terrorisme islamique est le monde séculier, de préférence sous ses formes communautaires : tourisme, spectacles, bureaux, musées, lieux publics, grands magasins, moyens de transport. Alors non seulement le fruit du sacrifice consistera en de nombreux meurtres, mais il aura une résonance plus vaste. Comme toute pratique sacrificielle, le terrorisme islamique se fonde sur la signification. Et cette signification s’enchaîne à d’autres significations qui toutes convergent vers le même motif : la haine à l’égard de la société séculière.

Au stade ultime de sa formation, le terrorisme islamique coïncide avec la diffusion de la pornographie sur le Net, dans les années Quatre-vingt-dix. Soudain, ils eurent sous les yeux, facilement et constamment disponible, ce qu’ils avaient rêvé depuis toujours et depuis toujours désiré. Et qui dans le même temps démantelait de fond en comble leur système de règles concernant le sexe. Si cette négation était possible, tout devait être possible. Le monde séculier avait infesté leur esprit de quelque chose d’irrésistible qui les attirait et simultanément se raillait d’eux et les discréditait. Sans l’usage des armes — et de surcroît sans reconnaître ou exiger la présence de la signification. Mais eux iraient au-delà. Et, au-delà du sexe, il n’y a que la mort. Une mort scellée par la signification.
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La terreur se fonde sur l’idée que seul le meurtre garantit la signification. Tout le reste apparaît faible, incertain, inadéquat. S’ajoutent à ce fondement les diverses motivations au nom desquelles l’acte est revendiqué. Enfin, se relie également à ce fondement, de façon obscure et impliquant une métaphysique, le sacrifice sanglant. Comme si, d’une époque à l’autre et dans les lieux les plus divers, s’imposait un besoin irrésistible de meurtres, qui peuvent aller jusqu’à paraître gratuits et déraisonnables. Spécularité néfaste des origines et du présent. Un miroir ensorcelé.

Le terrorisme islamique est sacrificiel : dans sa forme parfaite, la victime est l’auteur de l’attentat. Ceux qui sont tués sont le fruit bénéfique du sacrifice de l’auteur de l’attentat. Il fut un temps où le fruit du sacrifice était invisible. La machine rituelle tout entière était conçue pour établir un contact et une circulation entre le visible et l’invisible. À présent, au contraire, le fruit du sacrifice est devenu visible, mesurable, photographiable. Comme les missiles, l’attentat sacrificiel pointe vers le ciel, mais retombe sur la terre. Voilà pourquoi les attentats des assassins-suicidés qui se font exploser prédominent. Quoiqu’il en soit, il est entendu que les auteurs d’attentats finissent par se faire tuer. Faire exploser un quelconque engin télécommandé estompe la nature sacrificielle de l’attentat.
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Durant les années 1933 à 1945, le monde s’est livré à une tentative d’autoanéantissement, en partie réussie. Celui qui vint ensuite était informe, brut et hyperpuissant. Dans le nouveau millénaire, il est sans forme, brut et toujours plus puissant. Aucune de ses composantes n’offrant de prise, il est l’opposé du monde que Hegel entendait étreindre dans l’étau du concept. C’est un monde broyé, y compris pour les hommes de science. Sans style propre, il les utilise tous.
Cet état des choses pourrait presque paraître exaltant. Mais seuls les sectaires s’exaltent, convaincus qu’ils tirent les ficelles des événements. Les autres — les plus nombreux — s’adaptent. Ils suivent la publicité. La fluidité taoïste est la vertu la moins répandue. Et partout ils se heurtent aux angles d’un objet que personne n’est parvenu à voir dans son intégralité. Voilà le monde normal.
Auden intitula L’âge de l’anxiété un petit poème à plusieurs voix situé dans un bar de New York vers la fin de la guerre. Aujourd’hui ces voix résonnent comme si elles venaient de loin, comme si elles venaient d’une autre vallée. L’anxiété ne manque pas, mais elle ne prévaut pas. Ce qui prévaut, c’est l’inconsistance, une inconsistance meurtrière. C’est l’âge de l’inconsistance.
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La sensation la plus précise et la plus aiguë, pour qui vit en ce moment, est de ne pas savoir, chaque jour, où il est en train de mettre les pieds. Le terrain est friable, les lignes se dédoublent, les tissus s’effilochent, les perspectives vacillent. C’est alors que l’on perçoit avec une plus grande évidence que l’on se trouve dans l’« innommable actuel ».
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Au temps du Grand Corbeau, même l’invisible était visible. Et il se transformait continuellement. Les animaux, alors, n’étaient pas nécessairement des animaux. Il pouvait se trouver qu’ils fussent des animaux, mais aussi des hommes, des dieux, les seigneurs d’une espèce, des démons, des ancêtres. Ainsi les hommes n’étaient pas nécessairement des hommes, ils pouvaient être aussi la forme transitoire de quelque chose d’autre. Il n’y avait pas de procédés pour reconnaître qui apparaissait. Il fallait déjà le connaître, comme l’on connaît un ami ou un adversaire. Tout avait lieu à l’intérieur d’un flux unique de formes, des araignées aux morts. C’était le règne de la métamorphose.

Le changement était continu, comme cela n’arriva par la suite que dans la caverne de l’esprit. Choses, animaux, hommes : des distinctions jamais nettes, toujours provisoires. Quand une vaste partie de l’existant se retira dans l’invisible, il ne cessa pas pour autant d’avoir lieu. Mais il devint plus facile de penser qu’il n’avait pas lieu.

Comment l’invisible pouvait-il redevenir visible ? En animant le tambour. La peau tendue d’un animal mort était la monture, était le voyage, le tourbillon doré. Elle conduisait là où les herbes rugissent, où les joncs gémissent, où même une aiguille ne pourrait s’enfoncer dans l’épaisseur du gris.
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