Une ambitieuse, captivante et malicieuse tentative de désambiguïsation romanesque des liens contemporains entre Afrique et Europe.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/01/31/note-de-lecture-le-continent-du-tout-et-du-presque-rien-sami-tchak/
C’est à travers le récit détaillé d’une carrière et d’une passion multi-cibles, celles de l’anthropologue africaniste fictif Maurice Boyer, au crépuscule de sa vie, que Sami Tchak a choisi de construire son magnifique nouveau roman, « Le continent du Tout et du presque Rien », publié chez JC Lattès en novembre 2021.
Élève du grand et véritable Georges Balandier (1920-2016), auteur entre autres travaux capitaux de « Sociologie des Brazzavilles noires » (1955), de « Anthropologie politique » (1967) ou de « Le détour » (1985), développeur du courant de l’anthropologie politique en résonance étroite avec le courant central et révolutionnaire à bien des égards incarné successivement dans l’anthropologie contemporaine par Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier et Philippe Descola, Maurice Boyer, entouré d’autres personnages réels aussi bien que fictifs, s’offre ainsi pour guide dans une énorme quête, intellectuelle et romanesque, politique et malicieuse, celle de la désambiguïsation, justement, du complexe tissu de relations entre Afrique et Europe, Afrique de l’ouest francophone et France, colonialisme, décolonialisme et afropéisme – en ne cachant pas grand-chose des paradoxes et des idiosyncrasies qui habitent ces relations, ni des dénis et des aveuglements qui les hantent – même pavés de bonnes intentions, ni de leurs richesses parfois fort souterraines.
Tout se nouera ici autour de Tèdi, un village de la brousse togolaise, terrain primordial de recherche initiale – ethnographique -, où prennent place les destins et les jeux de pouvoir futurs et présents (l’anthropologie politique est là, et bien là, sous des dehors parfois fort inattendus), où les récits et les histoires personnelles plongent dans l’histoire de la colonisation comme de la décolonisation, où les êtres humains révèlent leurs dépendances, leurs indépendances, leurs assujettissements et leurs émancipations. C’est à partir de cette expérience-là que l’ensemble de la vie de Maurice Boyer sera irriguée, qu’il le veuille ou non. Construisant son œuvre scientifique, discutant avec ses maîtres puis avec ses étudiantes et étudiants, tentant toujours davantage de « comprendre l’Afrique », ce mythe dont il est pourtant conscient mais qui lui résiste et se dérobe, à l’image de la Malienne Safiatou Kouyaté, à la fois si complice et si résistante, et véritable co-héroïne du roman, l’anthropologue de haut niveau, avec toute son empathie et ses idées à tester et surmonter, nous invite en tout sérieux et toute malice à nous confronter aux clichés conscients et inconscients concernant l’Afrique francophone – y compris à ceux qui habiteraient aujourd’hui Sénégalais, Togolais, Béninois, Maliens ou Congolais eux-mêmes, avec un humour souvent dévastateur que reflètera par exemple l’irruption à point nommé, dans le paysage du roman, de Gauz et de son « Camarade papa », après celles plus indirectes d’Amadou Hampaté Bâ ou d’Aminata Traoré, pour ne mentionner que quelques-unes de ces interventions judicieuses et savoureuses.
Sami Tchak avait largement révolutionné en 2001, avec son « Place des fêtes », une littérature africaine d’expression française qui se préparait alors à risquer le ronronnement presque confortable entre pessimisme trop étudié et dénonciation quelque peu fatiguée – au bord d’un gigantesque recyclage de figures déjà familières et douces à l’oreille bienveillante de la lectrice ou du lecteur d’Europe, et en menaçant aussi d’oublier les percées jadis réalisées par Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, Valentin-Yves Mudimbe ou Yambo Ouologuem, pour ne citer que quelques noms-clé des générations précédentes.
Publié presque en même temps que le somptueux prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, « La plus secrète mémoire des hommes », « Le continent du Tout et du presque Rien » en constitue le pendant et l’indispensable miroir, en même temps que, comme lui, un puissant antidote à toute tentation de complaisance. En traquant d’une écriture alerte mais restant toujours curieusement joueuse les méandres des crimes authentiques du passé, ancien ou plus récent, des larmes de crocodile, des incompréhensions profondes, des culpabilités avérées et de celles plus fantasmées, des conforts contemporains et des renonciations permanentes, mais aussi des joies de vivre indispensables, Sami Tchak constitue son roman en formidable machine à dénouer les intrications sans en abjurer les complexités. Grâce au prisme de cette ethnographie qui, pour paraphraser Yves Lacoste à propos de géographie et de guerre – et comme le rappelait Alain Etchegoyen en 1996 dans une de ses « Fables intempestives » -, servit longtemps aussi, et peut-être d’abord, à mieux coloniser et dominer, malgré la sincérité de la grande majorité de ses praticiens, avec l’invention de ce fabuleux et si inattendu, paradoxal, narrateur qu’est Maurice Boyer, l’auteur de « L’ethnologue et le sage » (2013) nous entraîne sur ses nécessaires grands chemins, où Africains et Européens, après avoir construit des imaginaires disjoints ou entrechoqués brutalement, œuvrent peut-être enfin ensemble (même s’ils ne le savent pas toujours, et continuent souvent à poursuivre leurs propres illusions) à se dégager de l’infernal poids du legs colonial et de ses résurgences les plus perverses et les plus rusées.
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