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Critiques de Selva Almada (134)
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Ce n'est pas un fleuve

Une nouvelle fois, je suis charmée par la singularité d'une auteure latino-américaine. Après Mariana Enriquez ( Notre part de nuit ) et Natalia García Freire ( Mortepeau ), c'est l'Argentine Selva Almada qui vient de me cueillir avec un roman étonnant qui tire un écheveau entremêlant réalité et rêve, humain et naturel, factuel et magie.



La scène d'ouverture présente une partie de pêche à la raie, brutale et viriliste au cours de laquelle une raie succombe par trois coups de feu après une lutte acharnée avec trois pêcheurs venus de la ville, deux amis dans la force de l'âge et le fils d'un autre, décédé il y a peu. Ils boivent, cuisinent, parlent, dansent. Jusqu'à entrer en contact avec les habitants de cette île loin de tout, entre fleuve, mer et montagne.



«  Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d'un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l'air qui s'introduit dans les entrailles. (...)

S'il étend son regard, dans la direction où la rue descend, il parvient à voir le fleuve. Un éclat qui mouille les yeux. Et là encore, ce n'est pas un fleuve, c'est ce fleuve-là. Il a passé beaucoup plus de temps en sa compagnie qu'avec quiconque.

Alors.

Qui leur a donné le droit !

Ce n'était pas une raie. C'était cette raie-là. Une bête magnifique, déployée dans la boue au fond de l'eau, elle a dû briller, blanche comme une mariée dans les profondeurs que la lumière n'atteint pas. Couchée sur le limon ou planant avec ses voiles, comme un magnolia de l'eau, cherchant de la nourriture, poursuivant la transparence des larves, les racines squelettiques. Puis les hameçons accrochés à ses flancs, la lutte de tout l'après-midi avant de se rendre. Les coups de feu. Arrachée au fleuve pour lui être ensuite rendue.

Morte. »



Selva Almada imprime à sa prose un rythme contemplatif plus proche de la cadence poétique que de celle du pur roman, avec ces scènes courtes, condensées, avec son style épuré composé de phrases courtes aux descriptions ajustées, saturées de retours à la ligne. Les images créées sont précises et emportent le lecteur dans une atmosphère onirique, où la menace sourd dans un cadre bucolique qui n'a rien de pittoresque, éveillant la sensorialité du lecteur. Elle sait écrire les silences suspendus, ceux que la mort laisse dans le coeur fragile des hommes, disant avec une grande sensibilité ce qui les habite au plus profonde de leur âme. Le tout dans une nature omniprésente qui enveloppe les personnages et le lecteur.



Le récit flotte, organisé autour de fragments du passé qui permettent de faire la lumière sur les forces et ambiguïtés qui relient les trois hommes, entre amitié, trahison et culpabilité, tous se débattant avec les fantômes de leur passé, notamment celui de leur ami mort noyé qui vogue au-dessus de ce week-end de pêche. Mais ce sont les personnages féminins les plus intéressants. Ce sont les femmes qui démystifie la violence masculine. Ce sont elles qui font basculer le récit en une nuit mythologique où tout va se jouer. C'est par elle que le surnaturel se déploie. Siomara qui, depuis un terrible drame, passe son temps à faire des feux, avec l'impression que le feu lui parle à travers ses crépitements. Le feu expiateur, libérateur du chagrin et de la rage, passeur d'un monde à l'autre. Et puis ses deux filles qui surgissent dont ne sait où, telles deux sirènes des forêts qui ensorcellent les trois personnages masculins perdus dans cet univers où le fantastique semble irrémédiablement attaché à la nature et à ce territoire sacré qu’ils ont violé. Comme si le fleuve puis la forêt traversaient les hommes.



Un roman prenant à l'atmosphère mystérieuse quasi lynchienne, à la fois douce et tendue, brute et onirique.





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Ce n'est pas un fleuve

« Ce n’est pas un fleuve » , un récit complexe et dense où à travers une centaine de page Almada nous parle de vie, de mort, d’amour, d’amitié, de croyances et de peur. Trois hommes , un fleuve à l’eau épaisse et sombre comme de l’encre, une immense raie, et les souvenirs. Alors qu’ils ne savent que faire avec la bestiole qu’ils se sont acharnés à tuer et pendu à un arbre, le souvenir de l’ami noyé remonte à la surface....un noeud au ventre, l’angoisse qui revient encore , souvent. Et le tout accompagné de maté, toujours, cette boisson dont le partage ou le non partage signifie tant.



Dans un langage brut et poétique ( certains passages semblent des haïkus disséminés comme des petits cailloux ), présent et passé s’alternent et se confondent dans l’intemporalité d’une nature sauvage où la vie suit son cours sans tenir compte de l’homme, bien que ce dernier s’acharne à lui faire du mal. Une touche de réalisme magique encense l’histoire, brouillant les frontières entre rêve et réalité. C’est son quatrième livre que je viens de lire. Almada a une voix particulière et puissante dans la littérature argentine où elle touche au cœur des problèmes humains et sociaux avec une prose sobre et une grande sensibilité. Toujours des mères célibataires, femmes abandonnées réduites à l’image de leurs chattes, hommes éméchés qui font attention à ne pas confondre « passer un bon moment avec fonder une famille »😁et encore, …..et des descriptions fabuleuses, « Il était là, si grand, se tenant droit, si peu à l’aise parmi les mannequins et les cintres avec des habits magnifiques, sur un sol qui ressemblait au ciel tant il était propre, tant il brillait….qui ne savait pas quoi faire de ses mains, qui ne lui servent à rien quand il n’a pas une clope à la main, une canne à pêche ou un couteau pour ouvrir les poissons ». Le plus court et le plus intense de ses livres, absolument à ne pas passer à côté !



« Le feu s’éteint avec le feu. »

« Parfois les rêves sont des échos du futur. »
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Après l'orage

Électrisant…



Assurément c'est l'ambiance que nous retenons avant toute chose de ce livre, « Après l'orage », premier livre de l'auteure argentine Selva Almada. Une ambiance quasi cinématographique de station-service au milieu de rien en pleine canicule, de vieilles pompes à essence poussiéreuses, de chaises en plastique, de chiens endormis sous la table à même la terre battue, de rideaux en lanières à plastique poisseuses, de carrosseries de voitures, de vieux pneus, de bouts de fer tordus, entassés pêle-mêle rôtissant au soleil. L'ambiance, ainsi que l'écriture sobre mais poétique, constituent les véritables piliers de l'histoire. Ce d'autant plus qu'il s'agit d'un huis-clos magnétique entre quatre protagonistes au sein même de cet endroit, antichambre de l'enfer…



« Quand il parvint à l'endroit voulu, il s'écroula sur le sol, ouvrant les bras et la bouche, ses poumons se remplirent d'air chaud. Dans sa poitrine, son coeur était comme un chat dans un sac. Il regarda les petits morceaux de ciel qui se faufilaient dans la frondaison clairsemée de l'arbre ».



Le Révérend Pearson et sa fille Léni, âgée de seize ans, nomades incessants, sont tombés en panne. Bloqués dans une station-service perdue au milieu d'un paysage désolé et aride, le rustre et taciturne El Gringo Bauer, malade des poumons, répare leur voiture. La panne est plus sévère que prévu, les heures s'écoulent et le jeune assistant qui vit avec El Gringo, surnommé Tapioca, l'aide, le ravitaille en bières fraîches et en maté. Au cours de ces longues heures d'attente, le Révérend et sa fille ont le temps de faire connaissance avec les deux hommes, de les questionner. L'attente est également propice aux souvenirs de refaire surface mettant en valeur la part d'ombre et de lumière de chacun d'eux. Les regrets des deux pères émergent, les espoirs des deux adolescents osent de timides balbutiements. Le jeune Tapioca semble totalement pur et innocent. le Révérend, toujours prompte à évangéliser les personnes croisées, à « récurer les esprits sales, les rendre à leur pureté originelle et les remplir de la parole de Dieu », voit dans le jeune homme la mission de sa vie en le ramenant avec lui, de quoi effacer un passé pas si glorieux. Pour chacun, c'est leur vie qui se joue là. le terrible orage qui va éclater, tension extrême des éléments à l'image de la tension qui monte entre les protagonistes, permettra au destin de faire son œuvre…



La religion est très présente dans ce livre, sans doute un peu trop à mon goût d'ailleurs, le fanatisme du Révérend au sein de ce huis-clos crée une tension très forte, quasi insupportable. Intéressant cependant de sentir l'opposition entre le Révérend Pearson très pratiquant, et la croyance aux forces naturelles d'El Gringo, son simple respect de la nature. C'est par ailleurs, et c'est ce qui m'a particulièrement plu, un roman d'ambiance très visuel et poétique, à l'écriture sobre dans lequel les émotions des personnages sont à vif et la tension monte crescendo jusqu'à l'éclatement et au bouleversement des destins de chacun. Bouleversement dans une nature qui, elle, reste implacable après l'orage.



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Ce n'est pas un fleuve

Les femmes ne vont pas à la pêche. Elles regardent partir leurs hommes au petit matin, entre copains, la musette bien garnie de remontants solides et liquides, et les voient rentrer, le soir ou à la fin du week-end, souvent sans poisson mais avec la gueule de bois. Ses souvenirs d'enfant intriguée par les escapades halieutiques paternelles ont inspiré à l'auteur ce bref récit aux confins du mystère et de la magie, là où, dans les eaux troubles du fleuve, se reflète et se réfracte un univers masculin teinté de fantasmagorie.





C'est donc l'une de ces sorties viriles, aux couleurs de la liberté au grand air, de l'alcool et de l'amitié, qui réunit sur le même bateau deux hommes et le fils d'un troisième, mort noyé au cours d'une autre partie de pêche des années auparavant. Dans la touffeur et sous les nuées de moustiques qui les assaillent sur le fleuve cerné par la forêt tropicale, leur journée de pêche bien arrosée s'achève dans un moment fort : la capture de haute lutte, conclue par trois coups de feu, d'une raie géante qu'ils ont suspendue comme un pavois entre les arbres qui enserrent leur campement sauvage sur une île.





S'ils pensaient être seuls, de multiples présences ne cessent en réalité de se manifester. Celle de l'ami disparu en ces mêmes lieux, bien sûr, alors que cette journée les renvoie à celle d'autrefois, qui mit si tragiquement fin à une longue camaraderie, entamée dans la plus tendre enfance et poursuivie jusqu'à l'âge mûr, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses trahisons. Celles aussi d'autres fantômes, prisonniers de l'île et du chagrin qu'ils ont laissé dans le coeur d'une mère depuis leur propre tragédie. Et puis, les habitants bien vivants de l'île, ceux pour qui le fleuve n'est pas un fleuve, mais leur fleuve, n'en déplaise aux étrangers ignorants.





Tandis que les bois craquent et bruissent d'invisibles souffles plus ou moins tangibles, que les remous et les réverbérations du fleuve laissent entrevoir des profondeurs aussi insondables que celles de l'âme humaine, et que les drames passés viennent mêler leurs brumes à celles du futur, se déploie l'atmosphère poisseuse d'un huis clos autour duquel virevoltent de noires ombres, créatures naturelles ou fantasmagoriques, issues du remords et de la culpabilité. Et dans la nuit où les mauvaises consciences se laissent envahir par les peurs les plus primitives, c'est comme si la nature, dans sa dimension la plus sacrée, n'avait de cesse d'expulser les intrus sacrilèges, pêcheurs tombés au rang de pécheurs.





Passablement déconcerté par l'étrangeté onirique du récit, le lecteur y trouvera un sens en se laissant porter par ses sensations poétiques. Comme dans un caléidoscope, au gré d'une succession d'impressions aussi changeantes et fugitives que la lumière à la surface de l'eau, alors que, tantôt l'on s'enfonce dans des tourbillons menant à d'obscures profondeurs, tantôt l'on s'aveugle de réverbérations trompeuses, c'est finalement l'image de la vie, avec ses magnificences et ses traîtrises, qui transparaît dans cet univers masculin, chamboulé par l'intervention des femmes. Alors non, ce n'est peut-être pas un fleuve, mais plutôt une image de la destinée humaine, que Selva Almada nous peint ici avec un impressionnant talent.


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Les jeunes mortes

Maria Luisa, Andrea, Sarita, trois jeunes femmes assassinées dans la province argentine, dans les années 80. Des crimes non élucidés, sans mobile apparent.

Selva Almada, trente ans plus tard essaie de porter justice à ces femmes innocentes,

dénonçant un féminicide qui prend racine dans une société macho où la femme est tout simplement considérée comme un simple objet sexuel que l'homme peut usufruitier comme bon lui semble, quitte à la tuer si l'envie ou la nécessité l'exige. Un sujet terrible.

Almada en se lançant dans une enquête sur terrain, faisant des kilomètres en bus à travers l'Argentine pour rencontrer des proches des victimes, consultant une voyante, relisant des documents, observant et décrivant divers faits qui attirent son attention, remet ces meurtres dans le contexte d'un pays où la violence sur la femme est monnaie courante. Juste pour citer, le simple exemple du terrible jeu populaire de « faire le veau », parmi les garçons de San José, où ils choisissent une victime, la soumettent au viol collectif, la fin étant laissée à leur bon plaisir......

Voyageant dans des bus déglingués, suivant un carnaval et ses cortèges, buvant du maté froid .....elle nous emmène dans l'ambiance d'une Argentine insouciante, où les filles tombent enceintes déjà à quatorze ans, des vieux lorgnent sur des fillettes de douze ans, des maris font prostituer leurs femmes trop jolies pour faire le ménage,........le pays “des animaux en chaleur “.

J'espère que ce livre même si faiblement, sera un pas pour faire changer les mentalités. Un livre douloureux mais indispensable à lire, car le sujet de la violence sur les femmes n'est pas confiné à l'Argentine.



Encore une fois, merci Bison.







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Sous la grande roue

Deux familles, deux garçons , Pajarito Tamai et Marciano Miranda, voisins, amis d’une fois. Leurs pères, ennemis jurés, fabriquent des briques dans un bourg pauvre de l’Argentine du Nord. Almada dans ce troisième livre d'elle que je viens de lire, nous revient avec une histoire d'amour et de violence dans l'Argentine profonde, rembobinant le film du récit à l'envers.

Il s'ouvre sur les deux garçons ensanglantés, en fin de vie, gisant au petit matin sous la grande roue de la fête foraine du bourg. A partir de là on va apprendre leur histoire et la suivre jusqu'au dénouement final. Et c'est là que se déploie l'immense talent littéraire d'Almada. Mêlant la réalité au délire onirique des garçons vidés de leur sang, elle nous offre une chronique de l'Argentine rurale à travers un style aux mots précis et aux images puissantes, sur fond de paysage sec, épineux et plein de poussières. Y défile une galerie de personnages au sang chaud, dans une société de machos, où tout s'obtient par la force, tout se règle par la violence.

J'aime la prose de Selva Almada, que je vous invite à découvrir. Ces deux autres livres, “Après l'orage” et “Les jeunes mortes” sont aussi excellents.

Vive la littérature sud-américaine, rarement déçue !



“Sous la lumière blanche de l'aube, des taches sombres de boue et de sang....”







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Sous la grande roue

Au pied de la grande roue, Pajarito et Marciano, 20 ans et quelque, sont étendus, agonisants. Au-dessus d'eux, le ciel est blanc, c'est l'aube. Le jour se lève sur une nuit au bout de laquelle les deux frères ennemis, après une énième et ultime provocation, se sont affrontés à couteaux tirés, au sens propre, eux qui jusque là ne se battaient qu'à mains nues. Dans les soubresauts hallucinés de leurs derniers instants, les flashs se bousculent derrière leurs paupières qui veulent se fermer, mêlant dans le chaos l'histoire de leurs vies et de celles de leurs pères respectifs. Marciano et Pajarito ont pourtant été amis pendant leur enfance. Même âge (à quelques heures près), même village, même quartier (à quelques mètres près), même école (assis l'un à côté de l'autre), ils étaient inséparables, jusqu'à l'arrivée d'un nouveau en classe. Depuis lors, ils se livrent à une rivalité aussi acharnée que celle qui oppose leurs pères depuis toujours, sans que personne se rappelle exactement pourquoi. Leurs pères, justement, tous deux piliers de comptoir (comme tous les hommes du coin), tous deux briquetiers, l'un par héritage familial, l'autre par hasard et sans enthousiasme, l'un aimant son fils, l'autre le détestant (et le lui faisant comprendre à coups de ceinture) parce qu'il lui ressemble trop, l'un qui finira assassiné et l'autre qui s'en ira comme il est arrivé, juste parce qu'il en avait marre ou envie. Dans ce trou perdu du Chaco argentin écrasé par la chaleur, leurs fils auront du mal à résister à l'atavisme ambiant. Parce que dans ce pays machiste, il est obligatoire d'endosser le rôle du mâle dominant (ou de faire partie de sa meute hurlante), il faut savoir s'imposer, se battre comme un homme, un vrai, dompter les femmes, si nécessaire en les tabassant ou en les violant. Un pas hors de ce rang-là et il vous en coûtera. C'est ainsi que pour Marciano et Pajarito, la grande roue du destin s'est arrêté de tourner. Tout ça pour ça. Comme le dit l'inspecteur chargé d'enquêter sur la bagarre : "Quel gâchis, putain !"Cet ultime combat est donc l'épilogue dramatique d'une histoire de violence presque ordinaire, d'une lutte d'ego à la fois noble et stupide. Lorsque les esprits sont échauffés par la brutalité, l'alcool, la drogue, le sexe (l'amour aussi, un peu, quand même) et la convoitise, cela ne peut que se terminer en tragédie. Et comme dans "Après l'orage", avec une trame et un style épurés, Selva Almada fait de cette triste histoire un roman cinématographique, âpre et incisif, redoutable d'efficacité.

En partenariat avec les Editions Métailié.
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Après l'orage



Force et sensibilité sont, d'après le bimensuel américain Rolling Stone Magazine, les principales qualités de l'écrivaine argentine, Selva Almada. Avant d'entamer la lecture de son "Après l'orage", un critique littéraire conseille de tenir un verre d'eau froide près de sa portée, car la chaleur va vous assaillir sous différentes formes.



Je trouve un peu dommage que la beauté du titre en version originale "El viento que arrasa" - le vent qui saccage, détruit.. - n'a pas été respecté dans maintes langues : en Anglais c'est devenu "The Wind That Lays Waste" ; en Allemand "Sengender Wind" (de "sengen" ou brûler) et en ma langue tout simplement "Het onweer" ou L' orage.

Si j'étais l'auteure, je protesterais devant si peu d'effort d'imagination !



Selva Almada est née le 5 avril 1973 à Villa Elisa, 350 kilomètres au nord de Buenos Aires, et a fait des études de communication sociale et par la suite de littérature à l'université du Paraná, tout en faisant ses premiers essais en écriture. C'est cependant à Buenos Aires, avec l'appui du grand romancier Alberto Laiseca (1941-2016), qu'elle s'est vraiment lancée dans les lettres et a publié, en 2012, son début, qui fut proclamé "la novela del año" .

La dramaturge Beatriz Catani (qui était en 2018 de passage à Bruxelles ) et le compositeur et pianiste Luis Menacho en ont fait un opéra.



L'année suivante l'artiste nous a surpris avec "Sous la grande roue" et encore un an plus tard "Les jeunes mortes" (2014). En 2015, Selva Almada a publié un recueil de nouvelles, qui n'est malheureusement pas encore disponible en Français, "El desapego es una manera de querernos", que l'on pourrait traduire par 'L'indifférence est une façon de nous aimer". Ce recueil a été salué par la revue littéraire "Arcadia" comme "la grandeur des petites histoires" ('la grandeza de las historias pequeñas").



Depuis l'an 2000, Selva Almada vit dans la capitale argentine, mais fait de fréquentes visites à la Province du Chaco, au nord-est du pays, où plusieurs scènes de son oeuvre sont situées. C'est le cas de "Après l'orage".



Par une journée de chaleur épouvantable, justement au milieu de nulle part dans ce Chaco, la voiture du révérend père Pearson tombe en panne avec sa fille, Elena "Leni", une adolescente, à bord. Le mécanicien au nom pittoresque de Gringo Bauer est bien disposé à réparer le véhicule, dès que le moteur a un peu refroidi, et assisté en cela de sa main droite, un jeune au nom encore plus folklorique de Tapioca.



Ce dernier a le même âge environ que Leni, 16 ans. Derrière ce qui était supposé être une station-service, se trouve une mini maisonnette en briques avec une fenêtre et une porte. Et devant, une petite table avec quelques chaises où père et fille peuvent attendre la réparation de l'automobile, en buvant un verre d'eau, le père, et la fille un cola.



Le révérend Pearson sillonne ce coin désolé du monde à la recherche de nouvelles âmes pour sa foi et profite de l'occasion de cette pause forcée pour essayer de convertir Tapioca, qui est naturellement plus intéressé par Leni, que par les Saintes Écritures.



Alors éclate un orage d'une violence à peine imaginable qui va mettre les nerfs à bout et exacerber les relations entre les 4 protagonistes. L'orage devient cependant rapidement le cinquième personnage du récit, spécialement le vent du titre de la version originale.



La précision avec laquelle l'auteure évoque cette situation est telle que l'on a l'impression de lire le scénario d'un film. Mais alors un scénario hautement littéraire, encore stimulé par une rare économie de mots.

Et personnellement, je trouve que cette économie de mots, rend la profondeur de la psychologie des personnages d'autant plus saisissante et c'est exactement là, je pense, que réside tout l'art de Selva Almada.

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Ce n'est pas un fleuve

On y retrouve trois hommes dans un bateau, mais ce n’est pas Jerome K Jerome et encore moins un paisible fleuve anglais. D’ailleurs ce n’est pas un fleuve.

J’y ai été embarquée par le chant de quelques sirènes, qui m’ont alléchée par leurs critiques (Merci Idil, Sandrine, Onee, Marie-Laure et quelques autres).

Ils sont donc trois. Deux plus âgés et le troisième qui est le fils de celui qui n’est plus, qui s’est perdu dans ce fleuve, qui était le dernier membre du trio, amis depuis longtemps. Ils partent entre hommes, pour quelques jours de pêche, sur l’ile. C’est l’été, il fait chaud très chaud. L’atmosphère est moite, poisseuse, les corps aussi. La bière pas toujours fraiche et le vin des dame-jeanne ne suffisent pas à rafraîchir durablement, mais concourent à embrumer les esprits. Et des lors, les souvenirs se mêlent au présent, les fantômes se mêlent aux vivants, la forêt et le fleuve ne sont pas les derniers à jouer leur rôle au milieu des humains.

Il est des livres que l’on lit très vite, parce que l’histoire nous entraine, car ce qui nous importe c’est de savoir ce qui va arriver. Et puis, il y a ceux dans lesquels on aime se perdre, errer au milieu des mots qui résonnent de façon magnifique dans notre âme, des livres dont on lit certains passages à voix haute pour mieux s’imprégner de leur musique, de leur ambiance si particulière, des livres qui nous happent par leur atmosphère.

Ce n’est pas un fleuve fait partie de ceux-là. L’auteure aime nous perdre entre réalité et souvenirs, réalité et monde des esprits, réalité et rêve. On se sait plus très bien où l’on en est, qui est autour de nous, et l’on quitte cette ile avec ces trois hommes, un peu soulagés d’y échapper, mais un peu groggy et dépossédés d’une part de mystère.

Merci infiniment à celles (et ceux) qui m’ont fait découvrir ce roman et aux Éditions Métailié pour ce partage #Cenestpasunfleuve #NetGalleyFrance

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Les jeunes mortes

Andrea a 19 ans. Elle fut retrouvée poignardée dans son lit. L’orage en gronde encore.

Maria Luisa n’a à peine 15 ans lorsqu’on la retrouve dans un terrain vague. Son corps ou des bouts seulement, décharge sauvage entre les herbes folles et les serpents.

Sarita a disparue à 20 ans. Pas de corps, pas de trace. Présumée morte, faut-il garder un espoir de la retrouver.



Selva Almada s’intéresse à ces trois jeunes filles. Trois destins anonymes au milieu de milliers d’autres semblables dans cette Argentine des années 80. Elles sont nombreuses, jeunes filles ou femmes, à disparaître, à se faire tuer. Et pour combien trouve-t-on un coupable ?



Faites entrer l’accusé. Sauf qu’ici, il n’y a pas d’accusé. Quelques suspicions, sans fondement. Des témoignages. La police a enquêté, bien évidemment. Mais rien n’a été trouvé. Seuls un corps décharné et une mère en pleurs restent. L’auteure ne cherche pas la vérité, elle n’est pas là pour confondre les hypothèses. Elle est juste là, la voix contre l’oubli de ces femmes. Elle se rend au fin fonds des provinces, loin de Buenos Aires, proche de l’oubli. Elle respire les lieux, imagine les derniers instants se met en quête de faire revivre de l’intérêt pour des histoires qui contrairement aux jeunes filles ne sont pas encore mortes. La tension par moment est palpable, les gens ont encore peur de parler ou du moins se méfient de faire ressortir de terre le corps de ces malheureuses… D’autant plus que l’on ne sait pas, si ces meurtres sont l’œuvre d’inconnus ou de proches. Des suspicions, toujours, mais pas d’identité.



C’est un roman, sans l’être. Femmes disparues, « chicas muertas », mais pourtant ce n’est pas un roman noir. Bien qu’il soit sombre. C’est l’Argentine qui veut ça. Peut-être à cause de son ciel étoilé, où chaque étoile renvoie l’âme d’une de ces jeunes filles. Ce n’est pas aussi austère qu’un livre d’histoire, pourtant ces trois histoires ont de quoi être austères. C’est entre les deux, à la fois roman, à la fois document, un livre contre l’oubli, une voix qui s’épanche de colère et de pleurs ces oubliées de l'Argentine. Même si les années défilant, il faut savoir allumer un cierge, et laisser l’âme des morts s’en aller, ne plus naviguer entre le monde des vivants et celui des morts, laisser l’âme dans le regard de l’autre ou dans la clarté de la lune…
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Ce n'est pas un fleuve

« Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d'un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l'air qui s'introduit dans les entrailles. »





C'est dans cette ambiance que nous partons à trois, entre hommes, sur une île voisine pour quelques jours de pêche, arrosés de soleil et de bière. « C'est comme se faire des bains de bouche avec du coton. C'est seulement après la deuxième gorgée qu'arrive le liquide froid, amer. »

Les têtes tournent, un bateau tangue, des jambes se mouillent, les blagues viriles s'écoulent. Et l'on est si bien à se laisser bercer par ces bribes d'amitié masculine, brute mais profonde, propice à la méditation. « Quelque chose dans l'image des deux amis, le jeune homme et l'homme mûr, l'émeut. Il sent que le feu de l'après-midi lui caresse la poitrine, à l'intérieur. » Tour à tour la plume fouille les pensées, souvenirs et regrets de chacun.





Lorsqu'une raie énorme tend la ligne, l'un des trois fait feu et, acharné, l'achève de trois balles comme pour tuer définitivement le souvenir d'un autre corps effrayant du passé, surgissant des mêmes eaux - « C'est sûrement qu'il reste quelque chose des gens à l'endroit où ils meurent »… Un exorcisme seulement à moitié réussi, qui convoque plus de souvenirs fantômes qu'il n'en chasse, dans l'esprit des trois amis. Alors de retour au camp pour la nuit, c'est avec un bon feu rassurant que l'on tente de purger les fantômes du passé qui s'immiscent au gré des invocations de chacun, dans ce texte foisonnant aux temporalités multiples. Mais notre virée rallumera d'autres feux mal éteints dans la population locale, attisera des braises qui deviendront incontrôlables de la part de ces autres qui voient dans cette violence gratuite l'occasion d'exercer la leur. le feu crépite et enfle comme la colère et comme elle, si on ne le maîtrise pas, il nous brûle les ailes.





« Faire un feu, c'était sa manière de se libérer de la rage, de la faire sortir de sa poitrine, comme si elle leur disait : regardez comme ma colère peut être grande, attention, elle peut vous atteindre. »





On sort poisseux et ensuqué de ce magnifique récit onirique, comme au sortir d'un rêve qui a failli devenir cauchemar et dont on est finalement contents, et un peu étonnés, d'être sortis indemne avant qu'il n'empire et nous aspire dans sa noirceur. Ensorcelés par la plume aussi brute que poétique de cette auteure argentine, nous arrivons au coeur de l'histoire par le fleuve et l'on en repartira par lui, comme pour se laver de tout ce que l'on a lu, vécu, enduré ou imaginé entre temps, des heures écoulées sur ce long fleuve intranquille de leurs vies. Des heures qui compteront comme des années puisqu'en seulement 110 pages, Selva Almada parviendra, comme dans un rêve, à nous faire vivre à la fois de vieux souvenirs et des prémonitions, comme lorsque nos esprits se servent des rêves pour purger nos peurs et nos angoisses, superposant images et sensations, réelles et inventées, supposées ; craintes.





Si nos peurs sont souvent l'origine de la colère et de la violence qui naissent en nous, ce récit s'en nourrit lui aussi qui, comme un rêve, sera empli d'amitié partagées, d'émotions, d'angoisses et de violence. Une temporalité froissée, brisée, éparpillée en milles petits morceaux, comme autant de gouttelettes d'eau reflétant les mille facettes de nos personnages et qui, mises bout à bout, forment le long fleuve de nos vies intranquilles. Une très belle plume à (re)découvrir !
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Ce n'est pas un fleuve

Ce n'est pas un roman réaliste mais un roman tragique intense qui charrie les passions humaines et la mort.

Deux amis d'enfance nommés Enero et Negro et puis Tilo le fils d'un troisième décédé pêchent la raie et picolent de la bière, entre hommes, au milieu du fleuve immense, le temps d'un weekend qui aurait pu être paisible. Chacun d'entre eux se souvient des derniers jours du Noyé, le père de Tilo, mort dans le fleuve vingt ans auparavant , lors d'un été de plomb semblable. Soudain Enero tire trois coups de révolver sur la raie gigantesque. Il la laissent ensuite pourrir au soleil et la jettent dans le fleuve sans avoir mangé sa chair. Ils ont transgressé les habitudes ancestrales, commis un sacrilège qui n'aura pas échappé aux insulaires, eux mêmes ivres de violence et d'alcool ni à la Nature qui les avait accueillis...

J'avais adoré Après l'orage (2014) et Ce n'est pas un fleuve (2020) m'a fait forte impression aussi par sa thématique et surtout par sa qualité d'écriture.



La mise en page très sobre est celle d'un long poème. le texte est sans chapitre et pourtant limpide. Les phrases séparées par des alinéas ressemblent à des vers libres, de longueur variée. Les paroles des personnages sont présentées sans guillemets et se terminent par le verbe et le sujet du locuteur (Dit Enero, Dit Negro etc) comme s'il s'agissait de paroles essentielles voire sacrées et elles créent également un effet de surprise.



Le roman avance ainsi lentement et puis de manière sinueuse en faisant alterner la réalité crue et les réminiscences imbibées sur deux niveaux temporels. le présent avec la pêche et les vaines tentatives des amis pour noyer le passé dans l'alcool ; les avertissements inquiétants de la Nature qu'ils n'entendent pas ; les apparitions séduisantes de fantômes féminins ; la traque et le châtiment. Et puis le passé recomposé de manière fragmentaire. Celui des trois pseudo amis avec en plus les étranges rêves prémonitoires d'Enero où apparaît la figure terrifiante du Noyé que son parrain guérisseur n'aura pas su interpréter à temps. Celui aussi des Insulaires César, Aguirre et sa soeur à moitié folle, Gardienne du feu sacré et Mère outragée de Lucy et Mariela.



La complexité des personnages apparaît au fil du texte par petites touches qui nuancent les jugements du départ. La Nature est un personnage à part entière qui n'aime pas le tapage et encore moins la violence. La logique cartésienne cohabite avec la magie, les mythes, les croyances  et les vieilles superstitions rurales argentines qui rappellent aussi beaucoup les nôtres.



C'est un grand livre.
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Ce n'est pas un fleuve

Quatrième roman de l'argentine Selva Almada, « Ce n'est pas un fleuve » est un roman court, atmosphérique, teinté d'un réalisme magique.

Le récit entraîne le lecteur dans un monde onirique et sombre, où la nature et la rivière, omniprésentes, se superposent aux liens forts qui unissent les trois hommes de l'histoire.



Ce livre m'a tout de suite séduite par son ambiance à la fois poisseuse et suffocante, son rythme lent et poétique, la proximité de la rivière, miroir des émotions humaines.

Et pour autant, ma lecture a été difficile et j'ai dû relire certains passages.



*

Le roman débute par une scène de pêche saisissante et particulièrement violente.

Enero et Negro, ont emmené à la pêche Tilo, le fils de leur ami décédé. Imbibés d'alcool, ils luttent depuis plusieurs heures pour ramener à eux une énorme raie. Ils finissent par l'abattre de trois coups de fusil.



« La lumière éclaire la raie, il en est surpris. Comme s'il s'attendait à ne pas la trouver accrochée à l'arbre, là où ils l'ont pourtant laissée quelques heures plus tôt. Il rit. Où aurait-elle pu aller ? Il la regarde de nouveau. Il se lève et s'en approche. Il l'observe. La touche. La peau est sèche et tendue. La chair de l'animal est tiède. Il la hume. Elle sent la boue. le fleuve. Il ferme les yeux et continue à renifler. Derrière toutes ces odeurs pointe une autre qui lui déplaît.

Il s'éloigne, fait un pas en arrière, l'observe de nouveau. Il secoue la tête. Qu'est-ce qu'ils vont faire de cette bestiole ? S'ils la laissent là, accrochée, la rosée va la faire gonfler et dès demain midi ils vont se retrouver avec quatre-vingt-dix kilos de chair pourrie accrochée à un arbre.

Enero éclate d'un rire retentissant. »



Un acte gratuit, car la raie, une fois morte, n'est plus considérée comme un enjeu de leur virilité. Et ils l'abandonnent.



*

L'intrigue est complexe.

Au plaisir de la pêche entre amis se mêlent les souvenirs de jeunesse, les souvenirs familiaux, la présence des villageois venus regarder la raie.



Le récit, dans sa structure, est pareil aux méandres de la rivière. Il ondule, il louvoie, il serpente.

Est-ce l'alcool ? La chaleur ?

Cette pêche à la raie est-elle le début ou la fin du récit ? A moins qu'elle soit les deux à la fois ?

Toujours est-il que les souvenirs se perdent dans les sinuosités de la rivière. Chaque phrase nous y ramène. Le fleuve est là, omniprésent, s'accrochant à leurs jambes, voulant les ramener dans ses profondeurs.



Selva Almada se plaît à fusionner le temps. Les innombrables flashbacks donnent l'impression que le passé et le présent courent sur la même ligne temporelle.

Le lecteur voyage au fil de l'eau, se laissant porter par le rythme de la narration et le courant qui tournoie, ce courant dans lequel le passé et le présent, la réalité, le rêve ou la folie, se confondent subtilement. Comme un puzzle, le lecteur assemble les morceaux de cette histoire.



*

De quelques traits, l'auteure dessine des personnages réalistes.

A travers eux, elle aborde la masculinité et dénonce l'oppression patriarcale qui prévaut dans un pays où les hommes décident pour les femmes, où elles sont reléguées aux besoins des hommes et à la sphère domestique.

Ainsi, les faiblesses des personnages masculins servent d'ancre pour parler de la famille, des femmes, de l'amitié, des trahisons, et de deuil.



Dans le creux des bras de la rivière, coulent des notes de tristesse et de douleur très touchantes. Mais il y a aussi de l'affection et de l'amour dans ce roman.

J'ai trouvé les femmes de cette histoire belles, dans leur souffrance, leur désespoir, leur volonté de s'arracher à leur vie misérable et de s'émanciper, loin de la domination des hommes. J'ai eu de l'empathie pour Siomara qui exorcise sa douleur par le feu.



« Parfois les rêves sont des échos du futur. »



*

L'écriture est simple, brute, fluide et musicale.

Selva Almada a une façon très particulière d'écrire, poétique, imagée. Elle esquisse un tableau à la fois intense et profond, où l'âme humaine se reflète dans l'eau boueuse et méandreuse de la rivière. Elle réduit le langage au minimum, laissant les silences s'installer, omettant certains pans de l'histoire.



Elle dépeint l'atmosphère avinée et fiévreuse, où la nature, entre la forêt, les plantes, la rivière trouble, la viscosité de la boue, le bourdonnement des nuées de moustiques, la chaleur suffocante et l'humidité du fleuve contribue à nous immerger dans un environnement visuel et sensoriel. Les odeurs, les textures, les couleurs, les sons, la moiteur étouffante, emplissent l'atmosphère et nous enveloppent.



*

Pour conclure, l'atmosphère onirique et la puissance narrative empreintes de magie m'ont séduite.

Le temps, qui se brise en de multiples souvenirs décousus, l'atmosphère étrange, le rythme indolent, l'écriture lyrique dégagent un charme incontestable. Mais la douceur de l'écriture n'en est pas moins tranchante, saillante.



Je ne savais pas que ce roman était le dernier d'une trilogie sur la violence masculine. Il se lit séparément, mais cette lecture m'a donné envie de revenir au début et de découvrir « Après l'orage » et « Sous la grande roue ».
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Ce n'est pas un fleuve

Le soleil tape, frappe, cogne.

Les mots aussi.

Le vin également, la bière un peu tiède, un peu fade.

La pluie ruisselle sur les feuilles, le long de tes cuisses, ploc-ploc lorsqu'elle s'écrase sur l'eau plate du fleuve.



Étourdi par cette bière, par ces mots, par ce soleil, les pieds dans l'eau froide, le regard perdu sur le rivage. Les souvenirs refont surface toujours dans ces moments-là, celui ou après avoir bataillé des heures ou une vie à remonter une raie d'une grandeur bestiale, tu t'assois dos à la forêt, par moments hurlante, par d'autres silencieuse, et tu plonges ton âme dans le fleuve, eau sombre et noire.



Tu tournes la page, tu sens cette odeur de forêt prête à t'avaler si ton esprit s'y égare trop longtemps, entre le jaune des acacias et le rose des lapachos, l'arbre sacré des Incas, prêt à t'expulser si tu prends trop ton temps pour ramasser brindilles et bois morts afin de faire ton feu au bord du fleuve. Derrière toi, la forêt est maître. Devant toi, le fleuve est maître. Tu n'es que l'esclave de ces lieux. Tu n'es qu'une poussière envolée dans la moiteur de l'Argentine.



Tu tournes la page, tu écoutes cette musique, ces oiseaux colorés qui fredonnent, ce fleuve bouillonnant qui chantonne comme un air de bandonéon. Elle te transporte au-delà de ton imagination. Tu n'es plus dans un roman de Selva Almada, tu es au cœur de cette forêt, au bord de ce fleuve. D'ailleurs, tu sors de l'eau une Quilmès, assez fraîche, tu l'as bien mérité, un livre comme ça t'emporte si loin, bien plus loin qu'une raie au bout de ta canne à pêche.



Tu tournes la page, tu revois cette jeune femme au sourire argentin, assis à ta table, un verre de bière argentine. Tu l'imagines autour de ce feu, autour de ce fleuve. Ce n'est pas une femme... Elle t’ensorcelle de son jasmin, de son sourire qui te caresse le visage comme l'eau du rivage caresse sa peau caramel. Elle reste en toi, comme ce roman, comme ce fleuve, comme un moment de poésie qui a traversé ta vie. Inoubliable. Sur le fleuve. Dans la nuit.



Tu tournes la page, tu regardes cette raie qui commence à pourrir, chauffée par le soleil, tu entends ces trois coups de feu qui transpercent le silence de la forêt, tu sens, ressens l'atmosphère moite et bucolique, les larmes mouillées par les souvenirs, par les silences, par cette joie qui ne t'habite plus. Alors tu restes au bord du fleuve, à communier tes péchés, sombres comme l'eau, tristes comme le reflet de ton visage. Et à la dernière page, tu sais que tu as vécu un grand moment, des instants de poésie posés là entre chaque souffle, entre chaque phrase.



Ce n'est pas un fleuve, c'est bien plus. C'est une âme, argentine.
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Ce n'est pas un fleuve

Sur un petit bateau au milieu du fleuve, trois hommes luttent depuis plusieurs heures pour sortir de l'eau la raie géante qu'ils ont ferrée. Ecrasés par la chaleur, la fatigue et le vin, ils viennent finalement à bout de l'animal à coups de revolver.

Plus tard, sur l'île où ils campent pendant ce week-end de pêche, les habitants s'approchent d'eux. Des hommes méfiants, des jeunes filles curieuses. L'atmosphère est tendue, la violence n'est pas loin.

Puis vient la nuit, affluent les souvenirs – le père d'un des trois hommes est mort noyé des années auparavant –, et les rêves, qui sont peut-être l'écho du futur.

Difficile d'en dire plus, car ce qui commençait comme une histoire réaliste se transforme peu à peu en récit onirique où les temporalités se mêlent et où les drames du passé ne se sont peut-être pas encore produits.

Est-ce la nature luxuriante, la chaleur tropicale, les odeurs, l'alcool qui provoquent cette confusion, qui exacerbent la violence des hommes ?

Dans un style brut, sec, épuré, Selva Almada fait de ce court roman un texte âpre et déroutant sur la vie, la mort et la violence, défiant la rationalité et la chronologie. Mais un texte puissant, envoûtant, poétique, qui réussit le tour de force de faire surgir tout un monde en quelques mots. On dirait de la magie.



En partenariat avec les Editions Métailié.
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Les jeunes mortes

Ni una menos. Pas une de moins.



En 1986, au moment où l'auteure, alors âgée de 13 ans, a commencé à prendre conscience des violences faites aux femmes, ce mouvement (cette revendication, ce cri de colère) n'avait pas encore vu le jour. Et pourtant, les assassinats de femmes parce qu'elles sont femmes, en Argentine et dans le reste de l'Amérique latine, ne datent pas de 2015, ni même de 1986.



Ceci n'est pas une fiction, c'est la réalité et c'est bien pire. Focus sur trois jeunes mortes, dans les années '80 : María Luisa, 15 ans, Andrea, 19 ans, et Sarita, 20 ans. Elles ont en commun d'être jolies et pauvres, et d'avoir été massacrées, sans mobile établi, par des coupables non identifiés à ce jour. Ce livre n'est pas une contre-enquête d'où surgirait enfin la vérité. Selva Almada a relu les dossiers d'instruction, s'est entretenue (tant bien que mal, 30 ans après) avec les proches des victimes, se déplaçant au fin fond de l'Argentine provinciale, a relié ces trois meurtres à une foule d'autres « faits divers » similaires, y a mêlé ses souvenirs personnels de fillette, d'adolescente et de femme. Elle a même consulté une voyante. Elle s'attarde peu à développer les portraits de ces trois jeunes femmes, ne s'appesantit pas en analyses psycho-sociologiques, passe d'un assassinat à l'autre au point qu'on en vient à confondre les mortes. C'est cela qui rend ce livre (et ce qu'il raconte) terrible : elles se fondent en une masse de victimes anonymes, comme si elles étaient indifférenciées, n'ayant pas d'autre caractéristique notable que leur genre, leur sexe. Avec la conclusion inexorable : dans cette société argentine machiste, les femmes ne sont que des objets consommables et jetables, qui feraient bien de se méfier davantage des hommes de leur entourage que des inconnus. Oui, la violence de genre est souvent domestique, même si, ici, il n'y a jamais eu de preuves.

Sans grands effets de plume, sans jeter de hauts cris de pasionaria féministe (et d'ailleurs, pourquoi diable faudrait-il être féministe pour se révolter contre les féminicides?), l'auteure dénonce avec un mélange de distance et d'empathie les violences faites aux femmes. Un texte désespérant et nécessaire, qui rend hommage à ces jeunes mortes et à toutes leurs compagnes en infortune, pour qu'elles reposent en paix. Et pour réveiller nos consciences, et peut-être, tourmenter celles de leurs assassins.

« Maintenant j'ai quarante ans et, contrairement à elle [morte en 1986] et aux milliers de femmes assassinées dans notre pays depuis lors, je suis toujours vivante. Ce n'est qu'une question de chance. »



http://niunamenos.com.ar/
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Après l'orage

Ce court roman contemporain argentin (2012) est un grand roman, beau et fort.

Une panne de voiture immobilise pendant une après-midi le Révérend Pearson, prédicateur itinérant et Leni sa fille adolescente au milieu de nulle part, dans la province brûlante et poussiéreuse du Chaco, au Nord de l'Argentine. Pendant que Gringo Bauer s'affaire sur la voiture, ils se retrouvent dans un petit réduit précaire qui tient lieu de station-service, de garage et de logement en compagnie de Tapioca, le jeune protégé du mécanicien.

Le huis-clos implacable avance au rythme du ciel orageux. le Révérend tente le coeur et l'âme pure du jeune Tapioca. Il le croit destiné au Christ. le Gringo Bauer s'en aperçoit, il ne croit pas à ces choses là et s'inquiète, il veut accélèrer la réparation de la voiture mais le vent s'en mêle, la pluie diluvienne, la pluie qui les piège et les purifie, la pluie qui les amène à partager leur histoire qui tend à se ressembler. Moment d'accalmie, de courte durée, jusqu'à l'affrontement violent inévitable.

Des retours en arrière nous permettent d'appréhender la psychologie complexe et le mystère des quatre protagonistes, qui souffrent des mêmes maux : abandon, solitude, ennui au milieu de ce paysage désolé. le Révérend a trouvé refuge dans la prédication, le Gringo Bauer dans la mécanique mais tout est en suspens car les deux jeunes étouffent et ont besoin de changement. Trois prédications ou sermons en italiques s'intercalent à la narration : celui des mots, celui du corps, celui de l'avenir qui nous rappellent l'épigramme en exergue (voir citation). On imagine la puissante voix exaltée du prédicateur au magnétisme diabolique. Au cours de ses cérémonies, dit-on, il lui arrive parfois d'arracher un lambeau visqueux de tissu noir d'une de ses ouailles avec ses dents, tissu qui a l'odeur du démon. Même la sarcastique Leni qui étouffe dans la voiture au milieu des bibles, est fascinée. le Gringo lui ne l'est pas. Il demeure silencieux mais se bat de toutes ses forces pour ce fils tombé du ciel.

Il est certain que je lirai d'autres romans de Selva Almada.
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Les jeunes mortes

L'Argentine est un pays qui a été particulièrement touché par la dictature. L'association des mères de la place de Mai s'est rendue célèbre pour son combat pour retrouver les enfants disparus de 1976 à 1983. Les mères viennent demander des comptes y compris au régime actuel pour savoir ce que l'état a pu faire de leurs fils et leurs filles.

Selva Almada a pu vivre une bonne partie de sa jeunesse hors de cette dictature puisqu'elle avait 10 ans en 1983. Mais c'est à 13 ans qu'elle va être confrontée à des événements qui continuent à endeuiller les familles même une fois la dictature finie : les féminicides et disparitions de jeunes filles.



L'auteure enquête principalement sur trois meurtres dont elle a eu connaissance à un âge où elle aurait pu elle-même être concernée. Elle y mêle ses histoires de famille, des anecdotes glanées au fil des rencontres, d'autres faits divers pour illustrer certains de ses propos. Elle dresse le portrait d'une Argentine encore très machiste, où beaucoup d'hommes ont encore du mal à admettre qu'ils doivent contrôler leurs pulsions. Certains espoirs émergent au fil des pages avec des portraits de jeunes femmes refusant de se laisser faire, surtout à l'époque plus récente.



Les passages où la narratrice enquête et rencontrent les familles sont plutôt immersifs, même si l'absence de certitude jusqu'au bout reste frustrante. C'est plutôt dans l'accumulation des références courtes à d'autres faits divers que le récit perd peut-être de sa force même si on comprend la volonté de montrer la multitude des histoires qui se cachent derrière lez 3 victimes mises en avant. On sent l'auteur hésiter entre un récit romancé où elle excelle et une volonté d'exigence de vérité journalistique où elle se perd parfois.



Reste l'hommage rendu à ses guerrières tombées sur le front du combat des femmes pour exister et se libérer de la peur que leur impose une société encore trop compréhensive face aux pulsions masculines.
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Les jeunes mortes

Les jeunes mortes est un récit qui fait froid dans le dos. L'auteur revient sur trois crimes, trois jeunes filles sauvagement assassinées dans les années 80 : Andrea, 19 ans, retrouvée poignardée dans son lit par une nuit d’orage ; María Luisa, 15 ans, dont le corps est découvert sur un terrain vague ; Sarita, 20 ans, disparue du jour au lendemain.



Elle part à la rencontre des familles et essaie de reconstituer un brin d’enquête. Mais c'est chose difficile après vingts ans. Avec l’épilogue final, on comprend que la situation n'a pas vraiment évolué. Les femmes sont toujours autant soumise a la violence et c'est un récit coup de poing. Le texte est bref mais vraiment intense. Il y a des scènes dures, l'auteur ne cache rien et dénonce beaucoup le système de son pays notamment la corruption. On y découvre la détresse des familles qui reste sans réponse.



Si son précédent récit, Après l'orage, m'avait que moyennement conquise, ici j'ai été happé.
Lien : http://missmolko1.blogspot.i..
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Après l'orage

Sur une route désertique au nord de l'Argentine, dans un paysage saturé de chaleur, le Révérend Pearson et sa fille Leni tombent en panne et se retrouvent dans un garage paumé où El Gringo leur promet une réparation rapide .

Il est secondé par un jeune homme, Tapioca , 16 ans comme Leni.



Les heures passent, lentes pour les deux naufragés de la route, plus délicates que prévues pour le garagiste et intrigantes pour Tapioca qui n'est jamais sorti de ce trou depuis son enfance et observe ces étrangers , une proie facile pour le Révérend qui voit dans le jeune homme une version pure de ce qu'il aurait pu être si il avait eu la chance de rencontrer un homme comme lui pense t'il ...



L'ambiance devient inexorablement plus tendue, comme cette atmosphère particulière que l'on ressent avant l'orage , un silence trompeur avant l'intempérie qui éclate comme les tensions humaines.



Une fin qui m'a surprise et qui laisse le lecteur sur sa faim.

Drôle de roman pour une drôle d'ambiance ...
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