Citations de Sophie Simon (64)
Elle était comme je l’avais quittée : tendre, maternante, concrète. Elle était une épouse et une mère avant même d’être mariée et enceinte.
Mon supplice durait depuis quelques jours. Je voulais lui en parler, mais je craignais qu’elle me prenne pour un fou ; je n’avais aucune preuve concrète ! Cette suspicion était le produit de mon cerveau malade. Et puis, il n’était pas dans mon intérêt de lui exposer mes craintes et mes faiblesses. Je connaissais les conséquences de ce genre de confessions.
Si mes doutes quant à la sincérité de son amour se dissipaient un peu, d’autres tout aussi éprouvants s’installèrent en même temps que notre histoire : j’étais jaloux. Jaloux et inquiet. Je craignais qu’on me la vole, qu’elle se lasse ; oui, elle m’aimait peut-être, mais pour combien de temps ? J’avais peur qu’elle rencontre un type épatant. Qu’elle reprenne son amour aussi rapidement qu’elle me l’avait donné. Qu’elle cesse de m’aimer avec ou sans raison.
Cuisiner et surtout manger, picorer, goûter ou dévorer étaient de nos grands plaisirs. Notre amour nous affamait. Seul, j’avalais les restes froids, sans appétit, debout devant la fenêtre de la cuisine, à contempler mes ruines qui, dans ces moments-là, ne m’étaient d’aucun réconfort.
Je n’arrivais plus à lui faire l’amour. Je l’aimais déjà trop. J’étais profondément triste, malheureux d’une éventuelle rupture alors que nous n’en étions qu’aux prémices et qu’elles laissaient, à cet instant précis, présager le meilleur. Mais ce n’est que la conséquence de mon grand mal : l’aspect éphémère, fugitif des choses, en particulier celui du bonheur, me procure une tristesse infinie. C’est pour cette raison que, bien souvent, lorsqu’il m’arrive d’être heureux, très vite le chagrin me rattrape.
Comme toujours dans les premiers instants suivant une déception, j’allai chercher en moi toutes les forces qu’il me restait, que je n’avais pas gâchées à trop aimer, ou à m’illusionner. J’en rassemblai assez pour atténuer les nombreux charmes et qualités d’Elena. Elle redevenait une jeune femme, certes jolie, mais comme il y en avait tant. Elle reprenait une place anonyme dans la cohorte des belles filles que comptait Rome.
Elle n’était pas encore là que déjà son influence se faisait sentir. Tout était plus joyeux. Je regardai ma montre, plus qu’une demi-heure…
Mon rapport aux femmes a donc toujours été fait de complications plus que de complexité. Quelle que soit la relation, je me trouvais contraint de passer d’un rôle à un autre, ne sachant jamais comment leur plaire, m’accordant à leurs désirs en étouffant les miens, n’étant jamais moi-même.
Lorsqu’une histoire avec une femme un peu trop attirante commençait à me torturer les méninges, je renonçais en deux temps. D’abord j’orientais notre relation en la débarrassant de tout enjeu sentimental ou sexuel. Ainsi vidés de leur substance, nos rapports m’apparaissaient plus légers. Je pouvais alors me montrer drôle et spirituel et, même, me laisser aller à plastronner.
J’avais rarement vu, dans mon entourage, tant de compassion. Bouche bée, elle grimaçait ou fermait les yeux, vivant mon récit comme une enfant devant un épisode de Pinocchio.
J’avais affaire à une âme sensible autant que généreuse. Cette bonté inattendue m’ébranla d’abord, puis scella définitivement cet amour à peine éclos.
C’était un demi-mensonge. Chaque fois que j’y repensais, il me revenait avec tant de détails, de couleurs et de violence que la mort de maman me semblait presque récente. Et puis, en ayant suffisamment souffert, j’estimais avoir le droit d’en tirer quelque avantage, même dix-sept ans plus tard.
Quel malheur qu’elle soit si belle ! Je l’aurais souhaitée un peu moins spectaculaire ; un regard légèrement divergent, une oreille décollée, des chevilles un peu fortes m’auraient donné de l’audace. Tandis que je la dévisageais, elle me guettait, cherchant sans doute à comprendre pourquoi elle faisait l’objet d’un tel examen.
J’étais usé de tout et seul : Antonia, qui partageait alors certaines de mes nuits, m’apprit le soir même qu’elle me quittait, lassée par mon manque d’enthousiasme.
Puis, la nature qui fait repousser l’herbe sur une terre brûlée reprit ses droits. Mais cette étrange virtuose, capable dans sa prodigieuse diversité des plus beaux accords et des plus harmonieux tableaux, produit parfois quelques ratés et, facétieuse, s’amuse à assembler des espèces incompatibles et même toxiques l’une pour l’autre.
Quand je pense que j’ai bâti ma vie autour d’une idée germée dans le cervelet d’un gosse à peine pubère ! Comme si je persistais, adulte, à vivre dans le fragile château de sable que j’avais construit, enfant, sur les rives de l’Adriatique. Avec quelle obstination, quelle constance je suis resté fidèle à ce gamin bancal et au chemin tortueux qu’il avait tracé ! Parce que avec le temps, en effet, je me suis habitué à cet état. Et en sortir me fichait une peur bleue car cela signifiait qu’il fallait vivre.
La vie en société me demandait tant d’efforts qu’il me fallait m’isoler à l’abri des quatre murs de ma chambre pour recouvrer mes forces.
Alberta était une fillette sérieuse, un brin bêcheuse, une petite blonde aux yeux verts et au nez étroit comme un fétu de paille. Ma chère analyste, Ester Lipsky, m’a permis d’établir l’étonnante ressemblance entre Alberta et Elena ainsi qu’avec toutes les femmes que j’ai aimées.
Maman m’expliqua que souvent les filles amoureuses agissent ainsi, à l’opposé de leurs souhaits intimes. Par pudeur. Leur éducation le leur dicte. Papa pensait différemment et déclara que la petite était une salope, comme sa mère.
J’aime toujours Elena. Et parce que je suis un père et un mari responsable, j’ai appris il y a longtemps à contenir cet élan. Mais pas son souvenir. Il me venait sans prévenir, sans même s’accompagner d’un accès d’émotion. Je ne ressentais rien de particulier, je pensais à elle si souvent que c’en était devenu banal, une pensée aussi familière que celle qui me menait chaque matin jusqu’à la boulangerie du bas de la rue afin d’y acheter les brioches pour Antonia et nos filles.
Je dois l’admettre aujourd’hui, sa passion, telle qu’elle l’entendait, me gênait. Je ne l’estimais pas à même d’éprouver une émotion que je jugeais réservée à des êtres supérieurs, dotés d’une puissance romanesque et d’une conception poétique de l’existence. Or il n’y avait rien de poétique ni de romanesque en elle. C’était une épouse, une mère de famille, une femme d’intérieur et de randonnées balisées, un être pragmatique et rationnel.
Notre vie était un cycle sans fin d’exaspération, de remords et d’élans de tendresse. Je me consolais de ma cruauté en me répétant que mon épouse était une femme solide, et me persuadais qu’elle ne pourrait jamais deviner la cause de ces tourments.