La lecture récente de « Lisière » de Kapka Kassabova m'avait fait voyager aux frontières bulgaro-gréco-turques, et avait levé un voile pudique et humaniste sur tout un pan de l'histoire bulgare.
J'avais notamment perçu l'importance de la présence musulmane dans ce pays qui a été sous emprise ottomane cinq siècles durant (de 1396 à 1878). J'avais réalisé que ces frontières avaient été témoins de nombreux déplacements de populations, musulmans chassés de ce pays devenu pourtant également le leur au fil des siècles, allemands de l'est essayant d'atteindre la frontière grecque en passant par la Bulgarie au moment de la guerre froide, ou encore, plus récemment, réfugiés syriens. J'avais également compris que le communisme avait laissé une empreinte forte dans ce pays, rendant notamment tout culte religieux interdit, secret, caché. Enfin, j'avais surtout réalisé que je connaissais très peu de choses sur ce pays tant sur un plan géographique que sur un plan historique.
En attendant de lire le deuxième livre de Kapka Kassabova, « L'écho du lac », c'est tout naturellement que je me suis tournée vers ce livre de la bulgare Teodora Dimova sorti en janvier de cette année aux belles éditions des Syrtes. La critique, foisonnante et personnelle, de @MaxSco m'a convaincue. Et il faut dire que la couverture m'a fait de l'oeil, c'est peu de le dire, d'ailleurs elle résume à elle seule assez joliment le livre : les visages de quatre femmes y apparaissent, dont surtout un, central, les autres visages en ombre chinoise sur celui-ci. le tout sur un fond rouge vif. Rouge sang. La couleur du communisme, « la seule couleur que le communisme ne tue pas » m'a fait remarquer très justement une amie Babeliote à la suite d'une des citations posées.
L'auteure, par ce livre, réalise un devoir de mémoire, met « le doigt dans la plaie et souhaite exprimer l'intuition du plus grand nombre possible de gens ». Car si Teodora Dimova n'a pas connu les atrocités perpétrées par le régime communiste qui a envahi la Bulgarie en 1944, elle a connu enfant la manipulation des esprits par ce même régime, et surtout sa grand-mère les a vécues. A l'heure où cette génération s'éteint, où la mémoire peut tomber dans l'oubli, Teodora Dimova écrit ce roman magistral sur cette arrivée du communisme en Bulgarie.
Pour contextualiser un peu, expliquons en quelques mots la situation de la Bulgarie au moment des faits relatés dans le livre : ce pays, durant la Seconde Guerre Mondiale, a rejoint les forces de l'Axe et est donc alliée à l'Allemagne nazie. Un territoire important et stratégique pour Hitler lui permettant d'envahir la Grèce et la Yougoslavie. Malgré cette alliance, la Bulgarie n'a pas déclaré la guerre à la Russie et reste pacifiste, maintenant les relations diplomatiques avec elle. Pourtant la Russie envoie ses troupes ukrainiennes en 1944, ne rencontrant aucune résistance. L'Armée rouge, avec l'aide du Front de la patrie bulgare, fait un coup d'état amenant les communistes au pouvoir.
Ce livre parle de l'épuration sauvage par le régime communiste de ce qu'il pense être contraire et dangereux à cette idéologie : les artistes, dont les écrivains et les peintres, les prêtres, les journalistes, les entrepreneurs qui ont réussi. Entre autres. Des ennemis du pouvoir populaire. Quatre voix de femmes pour décrire l'inhumain, l'ignoble, la bêtise crasse, la monstruosité. Cette éradication, qui de sauvage deviendra peu à peu légale, est réalisée en 1944/1945 par des hommes de main enrôlés dans les prisons où ces criminels, ces bandits croupissaient et auxquels on a promis la liberté en contrepartie de bons et loyaux services pour faire le ménage. Purger le pays de la vermine fasciste. Surtout purger le pays de personnes dont la liberté de penser peut devenir une menace, ou la réussite sociale une injure à l'utopie égalitaire. Pas la peine de vous dire qu'ils ne font pas dans la dentelle ces hommes fraichement recrutés qui peuvent enfin devenir puissants face à cette intelligentsia qu'ils méprisent. A coup d'expropriation, de déportations, de tortures et d'exécutions sommaires, ils manifestent leur toute puissance, tous ces nouveaux camarades.
Le point commun qui réunit ces quatre femmes est l'exécution de 147 hommes une même nuit, abattue froidement puis jetés dans une espèce de fosse commune. Ces quatre femmes, épouse, fille, voire petite-fille ensuite, racontent ce recueillement sur cette fosse, fosse sur laquelle est posée aujourd'hui une stèle funéraire. C'est là que l'auteure est présente pour la commémoration de ce triste événement, le 1er février 2016, et c'est durant ce moment de recueillement qu'elle réalise la nécessité d'écrire un roman sur cette tragédie collective.
Ce qui est le plus marquant dans ces quatre récits est la façon dont chacune relate l'avant et l'après ce coup d'État. Nous avons l'impression, comme le souligne avec délicatesse @Nathalie_MarketMarcel dans sa belle critique, que le rose s'oppose au rouge. le rose délicat et doux du bonheur, des fleurs, des senteurs, des plaisirs de la vie au rouge du sang, du diable, de la douleur. Ce contraste, amené avec poésie, m'a marquée dans chaque récit. de même que les victimes présentées sont aussi belles que les hommes de main sont violents et ignares. Pour autant il n'est nullement question de manichéisme ; les frontières entre les deux camps s'effacent parfois, les victimes se compromettant ou les bourreaux se remettant en question, et à la fin du récit les victimes sont de moins en moins idéalisées, n'arrivant pas dépasser le drame et en faisant subir les conséquences aux plus jeunes. Non pas de manichéisme mais un procédé qui permet de marquer le lecteur quant au drame qui s'est joué et aux vies dévastées en très peu de temps.
« Alors que nous déjeunions, un jour, sur la table de marbre, près de la rocaille, à Boliarovo, dans la verdure et la fraîcheur du jet d'eau, des pierres de Bigorre couvertes de mousse, des fleurs de montagne plantées autour de nous, entourés par les pins séculaires de notre jardin, les tourterelles qui roucoulaient amoureusement dans les arbres, les roses qui embaumaient et les insectes qui bourdonnaient, le rire des enfants, tout à coup je me suis levée et me suis ruée dans la maison, et j'ai fondu en larmes ».
Chaque récit est un cri d'une beauté stupéfiante. Nous observons d'abord la femme, nous lecteurs, spectateurs extérieurs, puis peu à peu c'est elle qui prend la parole, nous sommes dans ses pensées, ou dans ses écrits. Nous ressentons avec oppression sa décrépitude. Sommes les témoins des souvenirs égrenés comme autant de perles précieuses, chapelet tentant de conjurer l'angoisse et la déchéance. Il est impossible d'arrêter la lecture au cours d'un des récits tant le ton est poignant. Et à chaque fois différent.
« Qu'un demi-siècle ne t'appartienne pas, voilà ce qui est difficile à expliquer. Or, c'est justement ce qui a été grignoté, ce qui est vide, qui m'appartient, parce que je n'ai rien d'autre, je ne sais si vous me comprenez, si cela ne parait pas, comment dire, un peu fou. Bien plus tard, j'ai compris que ma mère, à cette époque-là, à Boliarovo, jouait véritablement magnifiquement. Elle jouait toute la journée, elle jouait sans s'arrêter, elle était grisée, mettait de la passion dans son jeu. Et moi j'adorais me glisser dans un coin ou me coller à la fenêtre et écouter. Ce que j'aimais par-dessus tout, c'était l'hiver, quand il neigeait et que je l'écoutais jouer. Je restais alors à la fenêtre et scrutais la danse des flocons de neige, j'avais l'impression qu'ils se laissaient guider par le rythme de maman, qu'ils se dispersaient ou se rassemblaient grâce à ses mains, qu'ils se balançaient et dessinaient diverses figures grâce aux mélodies créée par ses mains. C'était une magicienne, comme elle m'apparaissait, qui maitrisait la neige, la tombée de la nuit, le vent, la caresse, les tons de son piano pouvaient incarner la tendresse, ils parlaient une autre langue, pas une langue humaine, mais je la comprenais mieux que celle des humains ».
Alexandra prend la parole en dernier et c'est sans doute cette adolescente qui m'a le plus marquée tant sa solitude vire à la folie. J'aime penser que c'est elle, sur la couverture, dont on voit le visage, elle qui hérite du poids des drames des femmes qui l'ont procédée. C'est la petite fille de la première narratrice, de Raïna, qui a perdu son mari et qui a été déportée dans la campagne. On comprend à quel point ce drame a marqué à jamais la lignée de ces femmes, que les enfants d'Alexandra seront à leur tour marqués, au fer rouge, par les atrocités commises dont la douleur est transmise de génération en génération et dont on ne s'habitue pas.
Ce livre est une pépite. Il est magnifiquement écrit, il est bouleversant, et permet de comprendre la grande Histoire tout en n'étant pas assailli de dates, de faits, Teodora Dimova ayant choisi de mettre à l'honneur quatre destinées, quatre femmes touchées par cette tragédie collective dont j'ignorais tout. Une douce et poignante sororité pour dénoncer et ne jamais oublier.
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