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Critiques de Thierry Laget (40)
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Un livre d’une érudition incroyable, décrivant la naissance de la nouvelle académie, où l’on fait connaissance de tous les jurés Goncourt un par un, de toutes leurs relations, de leur rapport avec toute la presse de l’époque 1918-1919, année de l’attribution du prix à Marcel Proust pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Une avalanche de détails historiques sur le monde de l’édition et des fameuses Académies, celle des Goncourt rivalisant -et c’est l’une des raisons de sa naissance- avec l’Académie Française, rend ce livre de 200 pages passionnant dès que l’on approche Marcel Proust et un peu long par ailleurs. A lire mais inévitablement un peu en …diagonale!
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Petit retour en arrière. L'académie Goncourt née en 1903 a juste seize ans, et son jury déjà quelques bizarreries à son actif (comme le choix de Marc Elder en 1913 rapporté joyeusement par T. L.), quand elle désigne à main levée chez Drouant sous la présidence de Gustave Geffroy, ce 10 décembre 1919, en trois tours de scrutin et par six voix contre quatre (à Roland Dorgelès), son dix-septième lauréat : Marcel Proust. Prix très convoité car doté d'une récompense de cinq mille francs à l'égal de celui de la “ Vie Heureuse”, ancêtre du Femina (principal concurrent du Goncourt) dont le rôle joué dans la polémique Proust/Dorgelès est souligné dans l'essai ; le soutien actif de ses membres féminins à Roland Dorgelès offre en effet à T. Laget l'hypothèse, très plausible dans le contexte, d'un pied de nez adressé à l'Académie G. par les "Vie heureuse" soutenant le recalé Dorgelès qui, après quelques retournements de son fait et maints reports du vote, en fut l'heureux bénéficiaire. Or le Goncourt était censé promouvoir et encourager un « jeune écrivain » ce que Proust n'était pas... ou n'était plus...



L'ensemble de la presse se déchaîna contre lui dès le 11 décembre 1919 en soulignant « l'injustice » faite à Dorgelès par de vieux barbons du Goncourt “hors sol”, insensibles au « vrai style » qui ne pouvaient être, pour les uns, qu'aux ordres de Léon Daudet (rallié à Proust, Julia sa mère était déjà avant lui une lectrice attentive de l'écrivain) et de l'Action Française défendant donc une littérature décadente et faisandée, les autres soulignant le déshonneur de couronner un livre sur un monde fini ayant conduit la France à la ruine. Dans ce tollé d'indignation générale la critique était acquise aux Croix de bois dont l'auteur lui même journaliste était un exemple de patriotisme : trentenaire engagé cinquante mois dans la guerre juste achevée ; et un an après l'armistice, remarque très justement T. L., « être jeune » signifiait « être combattant », sur un tel terrain argumentaire Proust pouvait continuer à s'étouffer...



Il dormait le jour de l'élection et fit une grosse crise d'asthme le soir même. Il défendit son livre et remercia ceux qui l'avaient élu (l'auteur de "La guerre du feu", J. H. Rosny aîné, était l'un d'eux), fut soupçonné de les avoir soudoyé... Vu d'aujourd'hui le déferlement d'hostilité à l'égard de Proust confond : trop âgé, supposé à l'abri du besoin mais au fond, comme le montre T. Laget archives à l'appui, incarnant la figure idéale “d'embusqué” et “d'usurpateur”. Un vent mauvais, oubliant qu'il avait été l'un des premiers dreyfusards, dont « Les jeunes filles en fleur » se seraient bien passé balayait soudain la scène littéraire au mépris de la valeur d'une oeuvre au long cours (dont peu avaient pris connaissance du premier tome, du côté de chez Swann, paru en 1913) et de toute création artistique. Au pays de la littérature l'essai est cruel pour la critique journalistique de l'époque et ses postures insupportablement partisanes. Des plumes trouvant là sans doute moyen de soulager leurs frustrations après quatre années d'Union sacrée. Proust, ennemi tout trouvé, et la littérature, exutoire idéal en cette occasion, en firent les frais.



Cette lecture tombe à pic alors que les Goncourt s'apprêtent à remettre leur prix cette année à Cabourg, histoire de rappeler qu'ils furent parfois en phase avec la littérature. Ce journal du centenaire de l'attribution de 1919 arrive à point nommé pour rappeler l'audace exceptionnelle d'un choix (A l'ombre des jeunes filles en fleur) au regard de la longue série de romans couronnés depuis l'origine et maintenant oubliés. Comprendre les raisons des polémiques peu ordinaires soulevées par une élection qui s'annonçait pourtant presque anodine suppose d'avoir la mémoire rafraîchie et que le déroulement des faits soient resitué dans le contexte de leur époque. Ce que réalise T. L. avec élégance et maîtrise. Elégance envers Dorgelès qui pouvait davantage être égratigné, maîtrise et recul dans l'analyse et la narration d'un journal du centenaire où l'humour n'est pas absent. le retour sur les mois qui précédèrent le Goncourt et sa succession de polémiques est opportun.



T. L. ravive l'histoire du prix, avec quelques portraits savoureux d'académiciens, et celle du Femina, il examine les prémisses de l'élection, ausculte le vote final des jurés et soupèse les arguments de chaque clan. le lecteur est immergé, dès le jour d'après, dans le climat d'outrances, entre calomnies et insultes, dont les archives regorgent et qui empoisonnèrent la réception critique du livre de Proust. Tout est passé au peigne fin : la composition et l'attitude du jury “incriminé” par la presse, les reproches qui lui sont adressés ; le développement des stratégies respectives et divergentes des deux principaux candidats en lice (Proust et Dorgelès) ; le rôle et le poids de la presse foisonnante de l'époque toutes tendances confondues ; le terreau intellectuel et l'impact des idées et débats politiques du temps sur le dossier (la question du vote des femmes portée devant l'Assemblée, cette année-là, sensibilisait naturellement les membres du prix « Vie heureuse”. Jamais autant d'énergies, journalistique, politique et judiciaire (Gallimard assigna Albin Michel en justice sur la promotion des Croix de bois), ne se trouvèrent mobilisées de la sorte peut-être contre un écrivain et son livre ! Edifiant et passionnant.

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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Cet essai, bien documenté, s’appuie sur de nombreuses références. Et il n’est pourtant pas austère. Il faut évidemment avoir de la curiosité pour son sujet pour l’apprécier, mais j’ai passé un bon moment à sa lecture.

Thierry Laget situe d’abord le paysage journalistique et littéraire parisien de cette fin d’année 1919. Le prix Goncourt existe alors depuis 1903 et, comme aujourd’hui, domine par son influence sur les ventes. Il détaillera ensuite chaque manœuvre des camps opposés, l’un soutenant Roland Dorgelès pour « Les Croix de bois » et l’autre Marcel Proust pour « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ».



On n’a pas idée de l’importance prise par cette affaire dans les journaux de l’époque. Proust a subi de nombreuses attaques dont la virulence étonne aujourd’hui. Dorgelès, aux yeux de beaucoup, semblait un candidat beaucoup plus légitime, la Grande Guerre étant alors encore un sujet incontournable. Il obtiendra le prix Fémina en guise de consolation (il avait pourtant écrit qu’il ne voulait pas être couronné par des femmes !).



Après une étude exhaustive de cet emportement, on ne peut que conclure avec l’auteur de cet essai que cette polémique, en partie entretenue sciemment, a eu un effet positif sur les ventes de l’un comme de l’autre. Proust était un quasi inconnu et n’aurait sûrement pas pu « percer » sans cette publicité involontaire, ou du moins beaucoup moins vite, et Dorgelès a acquis une renommée qui lui a permis dès 1929 (et jusqu’en 1973, année de sa mort) d’être membre du jury Goncourt !

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Thierry Laget commente : Du côté de chez Swann..

Tome 1 de A la recherche du temps perdu. (1913)+

Marcel Proust (1871-1922)



Alors qu'en est-il de cette Madeleine de Proust qu'on nous sert à toutes les sauces, en tout bien tout honneur, je lui ai même mis une majuscule, tant j'y accède avec le plus grand respect. Je sais qu'il y a ici des spécialistes de Proust qui me reprendront évidemment si je dis des bêtises (de Cambray) (*), spécialistes dont je ne suis pas et qu'ils veuillent bien me pardonner si j'entre avec mes gros sabots dans leur jardin secret. Pour ma défense, j'ai juste idée qu'on ne peut pas courir dans le monde de la littérature après plusieurs lièvres à la fois tant nous avons des Maîtres à explorer qui méritent le détour mais force est de reconnaître que cette Madeleine de Proust c'est bien lui qui l'a inventée et qu'il faut savoir, invention peut-être involontaire, -j'en appelle ici aux experts pour expliciter - quand chez sa mère, qu'il retrouva en hiver on lui a servi du thé bien chaud et cette fameuse madeleine qui lui a rappelé les temps anciens de l'enfance qui nous caressent l'esprit avec volupté. En termes de souvenirs, on parle plus de réminiscences.



L'eau m'est venue à la bouche en terminant à la fraîche mes madeleines offertes par ma voisine, faites de sa main, qui ont fait quand même la semaine, et que j'ai appréciées, restées fraîches incomparablement, et je me suis dit alors que je ne voulais pas mourir idiot quand on me sert dans une conversation entre amis, cette expression passée dans le langage courant, grâce à qui, à Marcel Proust. J'ai même un ami adorateur de Proust qui me l'a sortie récemment lors d'une retrouvaille et je n'ai pas cru bon en rajouter tellement me remontait à la tête la gêne de mon ignorance ou de mon trop vague souvenir. Mais je sais maintenant que je suis sur le chemin de Swann écrit plus d'un siècle plus tôt par le Maître français. Je me fais une piqure de rappel, car ma lecture date franchement..

Je vois d'ici un concert s'élever me récitant par coeur le passage de la Madeleine. Je leur en laisse le soin.. Je les salue bien volontiers avec déférence.



(*) Cambray que j'aime bien, c'est aussi ce lieu où la tante de l'auteur Léonie lui servait une infusion, une madeleine avait laquelle il faisait trempette ..
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Scandale ! le Prix Goncourt 1919 est attribué à … Marcel Proust pour son livre « A l'Ombre des Jeunes filles en fleur ».



2019 : le scandale oublié, Marcel Proust est parmi les plus grands écrivains de la littérature française.



Cent ans après, Thierry Faget ressuscite ces moments controversés. Ce travail commencé il y a quarante ans vient combler les amateurs de Proust, les amoureux de l'histoire littéraire, les inconditionnels de la littérature.



Le pari est réussi. Dans un style impeccable, avec une multitude de références, avec la pointe d'ironie nécessaire pour alléger cet imbroglio de tollés entourant cette nomination, l'auteur nous entraîne dans les arcanes d'une époque d'après-guerre avec ses enjeux, ses morales contradictoires, ses débats, ses silences, ses excès.



Les vilenies (journalistes, auteurs, lecteurs au fait de la chose littéraire) sont souvent dites avec élégance, d'une écriture soignée ou lyrique mais il y a aussi le calembour, le texte en rimes médiocres qui fleurissent. La laideur des pensées et les fausses nouvelles sont présentes autant qu'aujourd'hui.

La manipulation fleurit, les courtisans courtisent, les éditeurs, outre les mots, jouent ou essayent de jouer au plus gagnant (le passage sur Albin Michel est évocateur).

Marcel Proust s'isole encore plus, tire parfois les ficelles, compose.



« Comediante », « Tragediante », l'auteur nous fait virevolter de la naissance et des volontés des frères Goncourt jusqu'aux cris des anciens combattants pro Roland Dorgelès (Les Croix de bois) en passant par toutes les manoeuvres, les amitiés, les inimitiés, la politique, les défenseurs proustiens qui … ne l'ont pas lu, les anti-proustiens qui maudissent le trop vieux, le riche…, quelques vrais lecteurs qui se démarquent.



Un livre éclairant qui révèle un scandale littéraire oublié.

Il y a cent ans… Est-ce si différent? L'homme est l'homme, seule change l'époque.

Un livre qui ajoute à la connaissance de Marcel Proust et surtout de la manière dont il était perçu.

Un livre qui lève un voile sur les coulisses des convives du restaurant Drouant.

Un très beau livre.
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Quand le mercredi 10 décembre 1919, Marcel Proust obtient le prix Goncourt avec 6 voix sur 10 pour "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" au détriment de Roland Dorgelès et ses "Croix de bois", c'est la curée (d'où le sous-titre de l'essai de Thierry Laget : Une émeute littéraire).



Tayaut, hallali ! Les chiens sont lâchés, du Beagle va-t-en-guerre à l’Épagneul vaguement antisémite, du Braque socialiste au Saint-Hubert calotin, chacun y va de son coup de dent ou de griffe. Pensez : un vieil écrivain richissime, un planqué, un sodomite de surcroît, voit récompenser son pensum illisible aux dépens de souvenirs des années de guerre ! Nos valeureux Poilus doivent se retourner dans leur ossuaire. Impavide, Marcel Proust laisse les roquets aboyer : il a bien raison, la postérité lui rendra justice.



Avec cette chronique d'une chasse à l'homme littéraire, alerte et moqueuse, Thierry Laget jubile de mettre à jour la bêtise crasse qui se diffusa alors dans les journaux et les correspondances.



Comme l'écrivit alors Jacques Rivière : "Si j'eusse conservé quelque doute sur l'importance d'À la recherche du Temps Perdu, il m'eût été enlevé par la petite émeute à laquelle nous venons d'assister. Seuls les chefs-d’œuvre ont le privilège de se concilier du premier coup un chœur aussi consonant d'ennemis. Les sots jamais ne se mettent en révolution sans qu'il leur ait été fait quelque positive et vraiment cruelle injure."



C'est un excellent résumé de ce petit livre édifiant.
Lien : http://lavieerrante.over-blo..
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Pourquoi Proust a-t-il reçu le prix Goncourt en 1919 pour A l'ombre des jeunes filles en fleurs ?

Après tout, c'est un écrivain relativement âgé, alors que les frères Goncourt souhaitaient récompenser un jeune talent - mais c'est un de ses premiers écrits publiés. C'est un grand bourgeois rentier, il n'a pas besoin de l'argent du prix donné au lauréat pour se lancer dans la carrière des lettres - mais il a beaucoup perdu de sa fortune à cause de l'inflation due à la guerre. Dans sa forme même, son livre est-il même un roman, ou n'est-ce qu'une autobiographie reprenant les souvenirs de l'auteur ? Est-il délibérément illisible par la forme de ses phrases et son style complexe ? Peut-on décerner le prix à un quasi-inconnu du monde des lettres, quelqu'un qui n'est ni un journaliste, ni un critique, mais un mondain, du grand monde donc, mais pas du monde de l'édition. Et puis, quelles sont vraiment ses idées politiques ? est-il un grand bourgeois catholique fervent comme lui reprochent les journalistes de gauche proche de l'Action Française ? ou, au contraire, comme lui reproche, elle, l'Action française, un dreyfusard de la première heure qui serait d'origine juive ? De plus, il y a des rumeurs sur sa sexualité, qui s'écarterait des normes admises en ce début du XX ème siècle.

Et, surtout, surtout, ce n'est pas un roman de guerre, ce n'est pas un roman patriotique, il n'exalte pas la bravoure des Poilus, l'héroïsme et la camaraderie des tranchées, il évoque un "temps perdu", celui de l'avant-guerre, alors que la France est traumatisée par cette Grande Guerre. Or, son principal concurrent, Dorgelès, avec les Croix de bois, livre un grand récit de guerre.

Thierry Laget livre un récit érudit et truculent de cette remise du prix Goncourt et surtout de ce qui ne s'appellent pas encore un "bad buzz" ou des fake news, mais d'une campagne de presse hostile particulièrement violente qui s'attaque à Proust et à son œuvre, souvent sans le connaître et sans l'avoir lue. On y croise toute une époque et son contexte : patriotisme exacerbé avec la "Chambre bleue horizon" des députés conservateurs, inflation folle qui amène les éditeurs et les journalistes à la polémique pour vendre plus, revendications féministes au suffrage, antisémitisme, pacifisme... La critique esthétique, purement littéraire, est bien loin.

Un essai agréable à lire, comme un roman, qui donne envie de redécouvrir certaines œuvres citées, et qui montre que le fait que la littérature pure passe derrière des intérêts purement mercantiles ou politiques ne date pas d'hier...
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Provinces

Il est des livres qui nous font voyager dès la lecture de leur titre, et Provinces de Thierry Laget est de ceux-ci. Ce seul mot dont les lettres se détachent sur la couverture, énigmatique en ce qu’il ne désigne aucun lieu précisément, devient celui qui, pour le lecteur acceptant de s’ouvrir à la multitude des possibles qu’il engendre, s’offre comme une véritable promesse. Cette promesse, c’est celle ressentie également par le narrateur à mesure qu’il découvre de nouveaux territoires, qu’il s’agisse de l’Auvergne, terre d’accueil, de la Touraine, terre d’exil, de la banlieue de Londres, terre inconnue, ou de l’Italie, terre d’élection. C’est également celle que l’écrivain fait renaître en écrivant sur ces petits riens, ces petits détails qui deviennent autant d'occasions susceptibles de faire ressurgir la scène du souvenir en autant de moments d’épiphanies. Que la mise en vente de la maison de son enfance devienne l’occasion d’une dernière visite de celle-ci ou que l’achat d’un dictionnaire d’auvergnat-français rappelle à la mémoire la voix de ce grand-père qui aimait à s’exprimer dans ce patois, nombreuses sont les infimes circonstances qui permettent cette résurgence. Pour autant, il ne s’agit pas ici de se livrer à une simple anamnèse personnelle. Il n’est nullement question de se laisser aller à une nostalgie exacerbée, mais plutôt de faire entendre un magnifique chant, capable de célébrer tout autant des espaces visités ou habités que la langue qui les traverse. Car c’est bien de cela qu’il est question derrière toute cette géographie intime que l’on parcourt au fil des pages. Thierry Laget construit un nouveau territoire où il fait bon habiter, celui du langage. Tous les personnages y évoluent, depuis le grand-père dont on a déjà fait mention jusqu’au professeur, maître dans la maîtrise de la langue latine et chargé de la transmettre, en passant par la grand-mère, adepte du français et capable de réciter « La Nuit de mai » de Musset jusqu’à son âge le plus avancé. Tous les idiomes y trouvent ainsi leur place, et il faut encore ajouter l’anglais et l’italien pour parachever ce tour de ceux connus, réunis finalement en une seule et même Babel. Aucun n’y est supérieur à l’autre tandis que l’auvergnat même accède au statut de littérature : « cette littérature vaut celle des livres, pour les illettrés, et pour les autres elle est un ultime écho des temps qu’ils n’ont pas fréquenté, quand les pâtres, lassés de poursuivre le cours des étoiles, inventèrent ce qui est plus grand qu’elle : la poésie. » (p. 28). Toutes trouvent ainsi leur place dans l’espace de la page, les citations se multipliant, donnant à entendre des sonorités diverses qui offrent leur musique à ce texte que l’on se surprend parfois à lire à voix haute tant on est tenté d’en faire résonner la beauté. Une véritable communion s’instaure alors sur cette nouvelle scène de l’intime créée par les mots, où narrateur et lecteur peuvent se retrouver et accéder à une connivence sans égale, le partage s’instaurant à chaque instant. Une autre dimension s’ouvre pour ce récit, que l’on pourrait presque qualifier de portrait multiple ou intemporel, et qui se déploie dans tous les cas hors du temps, en uchronie. Quel latiniste en effet, quelle que soit la génération à laquelle il appartient, ne se souvient pas de sa découverte enthousiaste de Catulle, de ses vers érotiques, des difficultés éprouvées à se confronter à la langue de Tacite ou encore à ces leçons de grammaire dont on oubliait le lendemain le contenu, et de la beauté de ces moments où « chaque mot était un baiser que nous recevions, qu’on nous donnait, que nous donnions » ? Quel amoureux de l’italien peut nier avoir été séduit par la « musique », par l’« harmonie » qui s’en dégage, par l’esprit de communion qu’il symbolise souvent, sans qu’on ne se l’explique ? Si « l’inconscient est structuré comme un langage » ainsi que le formule Thierry Laget après Lacan, l’auteur nous donne généreusement accès au sien, et nous laisse dans le même temps nous confronter au nôtre propre, comme en un miroir.



Un grand merci à Babelio et aux éditions de L'Arbre Vengeur pour cette lecture réalisée dans le cadre de l'opération Masse Critique, et qui fut pour moi une merveilleuse découverte!
Lien : http://ecumedespages.wordpre..
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

L’année 2019 marque le centième anniversaire du Goncourt attribué à Marcel Proust en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, second volume de À la recherche du temps perdu.

Thierry Laget, écrivain, essayiste, ayant collaboré à l’édition Pleïade de La Recherche, a voulu marquer cet anniversaire en nous racontant d’abord l’histoire du prix Goncourt, sa naissance, ses exigences, ses péripéties.



Il nous emmène ensuite dans les coulisses de l’attribution du Goncourt de 1919, avec sa propagande, ses amitiés, ses petites lâchetés aussi. Les candidats font activement campagne. Proust n’y manque pas, et deux (sur 10) des membres influents du comité lui sont acquis : Léon Daudet et J.-H. Rosny. Proust n’est pas favori, juste un « outsider ». Le favori, c’est Dorgelès, auteur des Croix de bois. La guerre fume encore de ses cendres et il est alors de bon ton d’écrire abondamment sur ses héros. Mais, contre toute attente, Proust l’emporte, au troisième tour, avec 6 voix sur 10.



C’est dans les jours qui suivent que la presse se déchaîne contre le lauréat. Proust est coupable à leurs yeux de n’être ni jeune, ni pauvre, et de ne pas avoir écrit à la gloire de la nation ou des morts dans les tranchées. De plus, pour la plupart des journalistes, Proust est un oisif qui se pique de psychologie et respire l’ennui.



Le récit que nous offre T. Laget nous dévoile toute une société d’après-guerre qui ne veut reconnaître de mérite qu’aux héros. On reprochera sans cesse à Proust son statut de dandy déconnecté de la réalité politique, oubliant au passage qu’il a été un des premiers signataires de la pétition de l’Aurore en faveur de Dreyfus, suite à l’appel de Zola dans le même journal.



En 1999, le journal Le Monde a demandé à ses lecteurs de désigner les 100 livres (internationaux) du siècle. 3000 réponses sont parvenues au journal. Résultat : 1er : L’étranger, de Camus ; 2ème : À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. L’œuvre de Proust a donc réussi à faire son chemin, avec toujours plus de brio de décennie en décennie.

Et si on pouvait réveiller Proust en lui disant : « Votre œuvre est reconnue second livre du siècle », il répondrait sans doute, comme en 1919 quand ses amis étaient venus lui annoncer son prix : « Ah ? ».



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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Thierry Laget nous conte les détails de la remise de ce prix Goncourt qui a été, c'est le moins que l'on puisse dire, très controversée. Il nous fait d'abord entrer dans les coulisses du prix Goncourt lui-même à travers la tentative avortée de Proust de se faire consacrer en 1913 pour "Du côté de chez Swann". Finalement cela sera pour 1919 avec "A l'ombre des jeunes filles en fleurs". Mais en 1919, tout a changé, la guerre est passée par là…



A travers des extraits de journaux et de lettres, nous apprenons donc dans quelles conditions Proust s'est fait remettre ce prix et les critiques qui en ont résulté. Thierry Laget nous fait découvrir avec un regard un peu ironique, les rivalités entre les candidats potentiels, en particulier Roland Dorgelès, le favori pour son roman "Les croix de bois", sur la Première Guerre Mondiale. On lit avec délectation les détails sur l'imbroglio lié à la concomitance du prix Femina que Roland Dorgelès finit par recevoir.



Nous en apprenons plus aussi sur Marcel Proust qui essaye de se donner des airs de blanche colombe alors qu'il fait campagne comme les autres pour recevoir le Goncourt, et on lit avec plaisir toutes les critiques que la presse a pu faire concernant "A la recherche du temps perdu". On reproche ainsi à Proust d'avoir eu l'outrecuidance d'écrire un livre sur autre chose que la guerre, de mener une vie oisive (et donc de ne pas avoir fait la guerre). On lui reproche aussi son âge (le prix Goncourt est-il censé récompenser un jeune talent ou n'est-ce pas plutôt un talent jeune ?), la taille de son livre et son style qui fait pourtant sa signature. On sourit d'ailleurs en lisant certaines critiques qui sont encore faites aujourd'hui par ceux qui essayent de se frotter à son œuvre (les phrases à rallonge, la taille des livres…).



Heureusement l'eau a depuis coulé sous les ponts et on a consacré avec le temps cette œuvre magistrale que constitue "A la recherche du temps perdu".



"Proust, prix Goncourt - Une émeute littéraire" est donc passionnant, pour les amoureux de Marcel Proust et ceux de la littérature en général !
Lien : https://riennesopposealalect..
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La lanterne d'Aristote

On nomme lanterne d'Aristote, l'appareil masticateur de certains échinides, mais c'est aussi le titre d'un très beau livre à découvrir.

Son auteur est raffiné dans son discours et son écriture (voir la vidéo youtube). Un vrai régal!

Un livre qui ne laisse pas indifférent. Fil tendu aux classiques de la littérature, le lecteur voyage dans un lieu et une atmosphère hors du temps.

Roman mysterieux. Ambiance d' époque Victorienne, de châteaux, de suspense où la littérature et une bibliothèque en particulier demeurent quand même les personnages centraux du roman.

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Thierry Laget commente : Du côté de chez Swann..

Ah ah, pourquoi lire Proust ? Parce qu'il y a tout dans Proust : la science, la technologie (si, si très présente, Proust était au fait de toutes les avancées du début du XXe siècle), le pouvoir, la vie, l'amour et bien sûr l'art et la mort !



Vous n'accrochez pas aux premières pages de ce chef-d’œuvre absolu ? Ce n'est pas grave :) Per-sé-vé-rez, lisez en diagonale s'il le faut pour vous imprégnez peu à peu des personnages, de l'ambiance.



Vous ne le regretterez pas !
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

Un essai qui permet de se plonger en 1919 et de comprendre, à partir d'une nombreuse documentation, ce qui a pu engendrer ces haines et passions contre et pour un livre qui ne fait toujours pas l'unanimité mais qui est toujours bien présent sur la scène française et internationale de la littérature. J'ai eu beaucoup de plaisir à vivre cette époque et cela me stimule à relire "Du côté de chez Swan" et à découvrir les autres tomes de "La recherche du temps perdu".
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Proust, prix Goncourt : Une émeute littéraire

L'enquête de Thierry Laget est passionnante. Vous saurez quasiment tout sur la création du fameux prix Goncourt. L'enquête que mène l'auteur vous fera découvrir tous les protagonistes de l'année où Proust obtint le prix (membres du jury, journalistes, etc.), et toutes les réactions dans la presse. L'enquête ne se réduit pas à l'année 1919 fort heureusement. A lire absolument pour en savoir plus sur le milieu littéraire de l'époque. Sans compter qu'il est fort intéressant de confronter les polémiques des débuts du prix aux polémiques actuelles! Surprenant!
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La lanterne d'Aristote

Quand un millionnaire décide d’intégrer le service d’une comtesse pour cataloguer sa bibliothèque, on peut être sûr d’aller à la rencontre d’un univers étrange, où fantômes et livres rares s’entrecroisent dans un ballet d’où la littérature ressort magnifiée. Servi par une belle langue classique et élégante comme Gallimard sait les dénicher, ce roman s’adresse avant tout aux bibliophiles et aux lecteurs compulsifs !
Lien : http://www.delitteris.com/
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Proust. Les Essentiels, numéro 28

Je re-découvre cette petite collection avec cet opus sur Marcel Proust.



"Oeuvre complète, la Recherche du temps perdu résume et explique une époque, tout en en inaugurant une autre - les temps modernes."



"Jamais, avant Proust, on n'avait accordé autant d'importance à l'enfance dans la formation morale, sentimentale et intellectuelle d'un héros de roman. (...) Proust rejoint sans le savoir les théories de Freud - qui étaient encore inconnues en France. "



Des formules synthétiques, qui vont droit au but, et donnent envie d'en savoir plus.

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Thierry Laget commente : Du côté de chez Swann..

Du côté de chez Swann

Marcel Proust (1871-1922)

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Ainsi commence la première partie du long fleuve littéraire que constitue « À la recherche du temps perdu » qui comporte sept volumes. Je dois à la vérité de dire que pour aborder la littérature de Marcel Proust, il faut être préparé, puis prendre son temps et savoir qu’une grande concentration est requise quand on découvre la longueur des phrases. Il m’a bien fallu arriver au terme du chapitre I soit la page 47 (édition Folio) pour commencer à me sentir mieux dans ce monde à part qui est celui de cet immense écrivain. Alors, pour en revenir à la première phrase, très brève certes, celle-ci résume en fait un peu tout le premier chapitre qui nous montre l’attachement de l’enfant qu’était alors Proust le narrateur pour sa mère qui parfois le privait d’une affection dont le garçon était avide. Il n’est que de lire le magnifique passage de la page 23 pour tout comprendre : « Le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs là où j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l’ont fermée. »

Il faut avoir présent à l’esprit que La Recherche du temps perdu est l’histoire d’une vie, de l’enfance à l’âge adulte racontée à la première personne par un narrateur sans nom, mais dont on devine vite l’identité. Comment le narrateur va devenir écrivain constitue le fil conducteur de ce roman très philosophique où la recherche de la vérité accompagne celle du temps perdu. C’est aussi la vie d’un idéaliste esthète grand amateur d’art en une époque qui n’est plus la nôtre.

Au fil des pages on note des remarques qui retiennent l’attention comme la tyrannie de la rime qui torture les poètes ou bien l’inanité des journaux qui tous les jours attirent notre attention sur des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où se trouvent les choses essentielles. L’humour n’est pas absent et le bourg de Combray, village d’enfance du narrateur, est le lieu de situations cocasses : « On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien « qu’elle ne connaissait point », elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté. »

Et le style somptueux et d’une foisonnante richesse de Proust s’attache à nous décrire parfaitement l’ambiance paisible et surannée de Combray, le village où il passait aussi ses vacances d’enfant : « Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversée de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides. » Sublime !

Et Proust sait aussi avec style nous mettre l’eau à la bouche : « Françoise (la cuisinière et servante) tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour moi que le propre parfum de ses vertus. » Plus loin il décrit la vision du poulet dans le plat apporté à table avec « sa peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire… »

Et il nous faire apprécier la nature du cadre de Combray : « C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composées sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre. »

Toute cette première partie se déroule en une seule nuit alors que le narrateur se couche et se remémore le passé, avec les visites de M.Swann, les soirées chez Mlle de Vinteuil et la duchesse de Guermantes.

La seconde partie est en fait un roman dans le roman : c’est un retour en arrière dans la vie de Charles Swann et comme les faits se déroulent avant la naissance du narrateur, il use de la troisième personne pour narrer cet amour de Swann.

Swann, intellectuel séducteur, érudit et esthète, mondain et cultivé, a rencontré Odette de Crécy, une jeune femme un peu farouche et vulgaire, au passé déjà lourd, qui l’introduit chez des bourgeois très riches qui se sont constitués un salon qu’ils veulent brillant et intime, la famille Verdurin. Devenu amoureux d’Odette qu’il juge toutefois assez imparfaite, Swann reconnaît avoir la faiblesse de lui rendre visite dans son appartement et il justifie cette passion par des mobiles d’ordre esthétique. Peu à peu la passion faiblit mais la sonate de Vinteuil, l’air national de leur amour, la revivifie par le message qu’elle leur envoie. Odette de son côté trouve Swann intellectuellement inférieur à ce qu’elle aurait cru et regrette qu’il conserve toujours son sang-froid ce qui l’empêche de le définir. Elle s’émerveille davantage de son indifférence à l’argent, de sa gentillesse pour chacun et de sa délicatesse. Peu à peu Swann devient misanthrope car dans tout homme il voit un amant possible pour Odette.

Tout au long des conversations sont faites références à des œuvres d’art en particulier à la peinture, Proust ayant été un très grand amateur d’art. Il ne pouvait en être autrement pour Swann qui se consacre à une étude exhaustive de l’art de Ver Meer. La musique occupe aussi une grande place dans la vie de Swann et sa passion pour Chopin se répète tout au long de cette partie du roman : « …les phrases au long col sinueux et démesuré de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à faire crier – vous frapper au cœur… Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. »

Vient un jour où une lettre anonyme sème le doute dans l’esprit de Swann quant à la moralité d’Odette qui serait entre les mains d’entremetteuses pour se livrer à des ébats étrangers d’une part et à des amours saphiques d’autre part. Sur cette dénonciation qui lui paraît invraisemblable, Swann l’interroge et le peu qu’elle lui avoue révèle bien plus que ce qu’il eût pu soupçonner ! Faible, Swann lui sourit avec la lâcheté de l’être sans force qu’ont fait de lui ces paroles accablantes. Ainsi il découvre que même dans les mois où il avait été le plus heureux avec elle, ces mois où elle l’avait aimé, elle lui mentait déjà. « Mais la présence d’Odette continuait d’ensemencer le cœur de Swann de tendresses et de soupçons alternés. »

La troisième partie se passe à Paris et évoque les rêveries du narrateur et le temps où Charles Swann est marié à Odette de Crécy : ils ont une très jeune fille, Gilberte dont le narrateur encore adolescent est follement amoureux. On est alors dans la continuité de la première partie.

Le titre général appelle un commentaire en soi, à savoir que le temps perdu, c’est le souvenir et tout le livre est construit sur des souvenirs à retrouver, perdus qu’ils sont dans le passé. Et les madeleines dans tout cela ? C’est leur goût retrouvé qui permet au narrateur d’entamer cette plongée dans les réminiscences.

Mon aventure proustienne est commencée et comme bon nombre de lecteurs de Proust, j’ai connu tour à tour des moments d’émerveillement de par le style et la poésie dans le récit de la vie à Combray et des moments où il faut accepter les détails extrêmes de la psychologie de l’amour de Swann au sein d’une prose assez complexe mais brillante.

Proust rappelons-le, est au panthéon de la littérature française selon tous les experts. Courage, vous pouvez le lire à condition de prendre votre temps, de perdre un peu de temps pour vous y retrouver.

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Thierry Laget commente : Du côté de chez Swann..

On ne saurait, je crois, beaucoup mieux qualifier l’écriture de Proust que comme le style pathologique de la digression – et, si j’osais et ne craignais pas qu’on me prît pur une personne drolatique, j’ajouterais : style passablement encombray. On peut adjoindre à cette appellation, du point de vue de l’intrigue si le terme n’est pas trop connoté, le thème du parasitisme (loin de moi l’idée d’abonder une représentation antisémite : l’origine d’un auteur n’a pour moi nul intérêt dans l’analyse d’une œuvre, je n’use du mot qu’à dessein d’approcher le sens particulier d’une existence sociale), tant il appert que ce style même procède d’une conception oisive de la vie, vie passée à flâner en se divertissant jusqu’à l’exacerbation de problèmes mineurs, et en occupant de sujets dérisoires des relations qui seraient détournées des questions d’importance si elles étaient sensibles aux suggestions. L’entourage curieux et régenteur d’un homme prend facilement une domination sur lui s’il ne parvient pas, par quelque force intérieure et centripète que doit lui recommander son intégrité, à se blaser d’interventions et de conseils qui n’aspirent qu’à le conformer à des intentions étrangères. Or, toute la famille de Proust, du moins celle de son narrateur…

– Il faut d’emblée lever le malentendu : où donc l’auteur, peinant déjà si singulièrement à réaliser une intrigue, eût-il trouvé la ressource mentale pour inventer rien qu’en majorité cet univers de souvenirs ? Plus encore, s’il ne s’agissait pas du souvenir personnel, si tout de À la recherche du temps perdu n’était que le récit imaginaire d’un personnage qui se rappelle tant de détails et si peu d’actes, en infimes variétés descriptives, inactuelles et anodines, et tiré de l’imagination de l’écrivain désœuvré au point qu’il n’eût pas trouvé les péripéties par lesquelles remplir une intrigue, alors peut-on seulement concevoir quelle vertu présenterait cette œuvre à peu près incapable de faire fiction ? Et d’où, par ailleurs, ce roman tiendrait-il l’essentiel de sa teneur, qu’on peut résumer en sensations, hormis de l’écrivain-même ? Quoi ? Il eût œuvré par extrapolation à partir d’un être imaginaire ? Alors pourquoi, s’il en avait été capable, n’eût-il pas imaginé aussi des actions, une intrigue, des péripéties ? Et puis allons ! ce n’est ni logique ni vraisemblable : on n’écrit pas un livre entier avec pour principe de se départir entièrement de soi-même ! –

… cette famille, écrivais-je, attentive aux symboles, processive, exclusive et intrusive, vit constamment en une mentalité ancien-régime d’apparat et d’exiguïté morale, et le narrateur est le fruit d’un pareil esprit de conventions solliciteuses et d’insidieuses incitations auxquelles il n’a, semble-t-il, su résister que sur des points secondaires, et encore : il ne se rend pas compte, dès son plus jeune âge, combien il constitue une gêne anormale pour le reste de son monde, tant il fut – sa famille aussi – placé sur un piédestal immérité au sein de son environnement, et que seule une distinction de statut pouvait justifier.

Pour l’exprimer compendieusement, je trouve que Proust, issu assez évidemment d’un foyer d’importuns – ce qu’il ne nierait pas lui-même et confirme indirectement dans nombre d’extraits (mais je crois que c’est involontairement, parce qu’il ne cesse en quelque sorte malgré lui de révéler ces défauts comme s’il ne s’en rendait pas bien compte ; ce n’est jamais tant cette dénonciation explicite que maints critiques ont prétendue) –, est imprégné du goût, transmis par une vie de mondanités et d’indiscrétions, de pérorer à l’attention d’autrui sur des infimités. Il est resté, dans sa docilité de petit garçon exemplaire et sans crise, reconnaissant et perméable à l’influence de son milieu, au point qu’on peut dire que son œuvre constitue un hommage à une existence de parasite dont les usages l’ont habitué à ne faire que quêter, dans la torpeur d’un quotidien étal et morne, des divertissements réglés et peu créatifs, des changements minuscules, de ridicules prétextes à exaltations, souvent au détriment des âmes fortes d’acteurs véritables qu’il dénigre ou dédaigne presque automatiquement, qu’il n’envisage du moins que comme des exceptions. Voilà pourquoi en dernier lieu, après la digression et le parasitisme, je parlerais de féminité chez Proust, du moins de son effémination, c’est-à-dire de ce qui, dans ce texte, renvoie à la conception dévirilisée d’un être qui s’occupe entièrement à des décorations et à des poses, qui rattache l’importance du monde à la mondanité, et pour qui rien n’émane tant de soi, d’une pulsion ou d’une vitalité, que de ce qu’il est convenable et permis de concevoir, au point que ce roman peut se lire comme un recueil de bienséances ou seulement de petites objections à la bienséance et chargées de rétablir la bienséance : les personnages ne sont jamais critiqués avec vigueur, avec audace, avec truculence et culot, même si des lecteurs verront par contraste, dans des nuances falotes, des condamnations sans ambages, et chaque image employée est un respect inconditionnel pour tout l’environnement typique de la littérature « noble », au point qu’il est difficile, impossible peut-être, de découvrir dans tout le récit un seul propos ou un thème dont l’abord soit d’une certaine innovation, fût-ce une innovation partielle, au-delà d’infinitésimales variations de ce qui s’est déjà écrit sur chacun de ces sujets – c’est ainsi la garantie toujours de rester bienséant, de n’emprunter aucune insolence, de ne prendre jamais aucun risque. Tout le témoignage de Proust sur l’existence est à en somme peu près celui qu’on porte sur un salon de personnes bien mises et respectables, et dressé avec la mentalité d’un hôte qui se soucie surtout du rapport que fera, le lendemain, telle gazette locale dans ses articles sur le beau monde.

Si j’exagérais, je sous-titrerais À la recherche du temps perdu : « Comment accaparer son milieu en faisant l’élégant ». Jean Lorrain écrivit quelque chose de semblable à l’endroit de Proust s’agissant de son premier livre, une publication pour femmes et à compte d’auteur où il exprimait combien tout ceci était inane et ridiculement pompeux : Proust en fut contrarié au point de lui envoyer sa carte, mais il ne le fit, selon toute vraisemblance, que parce que le geste, en vertu d’un certain code, lui paraissait nécessaire et requis, attendu qu’il sentit qu’une femme de sa connaissance était visée et insultée avec lui ; la galanterie, c’est-à-dire décidément un usage appris, ne lui permettait pas moralement de ne pas se porter chevalier. Je suppose qu’en outre c’est parce que la critique le perça à jour que, duel mis à part, Proust en fut profondément vexé, que ce dut être un bouleversement et une révolution en lui, ce petit homme puérilement romantique : quelquefois, une critique suffit à lever les malentendus profitables à une existence ou à une carrière, découvrant sous le vernis stylé une turpitude qu’on ne s’imaginait pas, qu’on ne se serait pas attribuée auparavant et qui vous atteint avec justesse, et l’on ne se regarde plus soi-même sans ce complexe, c’est pourquoi il faut le laver aux yeux d’autrui puisqu’on se sent incapable de voir avec d’autres yeux que les siens ni de se changer pour se redorer, pour devenir meilleur. Quelqu’un met impudemment le doigt sur qui vous êtes et que peut-être vous vous ignoriez, cruellement il vous désigne au monde, il vous publie plus franchement que vos livres, il vous expose en pleine lumière crue : alors ce n’est pas votre œuvre qui en sort définitivement défigurée – il est toujours possible de la défendre –, mais bel et bien le masque de votre œuvre, et c’est d’autant plus intolérable que votre œuvre ne saurait exister sans ce masque, et que vous ne connaissez pour votre œuvre que la modalité du masque.



***



J’ignore si la critique littéraire (déjà trop de critiques universitaires ont illégitimement ennobli Proust : il n’y a pas une gloire française déjà établie qui ne soit chaque années ennoblie davantage par les universitariens qui ne savent que confirmer des succès : il n’a a d’audace de critique qu’à désigner avec justice des grandeurs inédites) s’est déjà penchée sur la question de la psychologie nécessaire à écrire un Du côté de chez Swan ; j’en doute, à vrai dire, car il y faut des compétences philologiques qui relèvent d’autres domaines que de produire des effets et des réflexions sur le mode de l’éloge, et, notamment, on devrait pour cela développer la volonté et la faculté d’analyser un texte du point de vue de l’état intérieur et mental de l’écrivain, c’est-à-dire entrer dans la genèse d’un esprit plutôt que dans celle d’une œuvre à travers le texte même plutôt que des pièces de contexte, ce qui n’est guère d’usage, ce qu’on n’estime pas une science, ce qui est même tout à fait intempestif comme méthode – c’est pourquoi il n’y a plus de critique littéraire et philologique, plus de critique qui soit fondée et étayée avec la connaissance pratique et profonde de l’acte d’écrire. Cette recherche est rare, très exceptionnelle même pour des récits célèbres et commentés avec abondance, parce que le critique n’admet plus, après la postérité et le triomphe, que le respect d’office (qui serait l’exact contraire du fameux « mépris d’avance » que promeut le Solal d’Albert Cohen dans Belle du Seigneur), et tout lecteur contemporain est foncièrement imprégné de l’envie grégaire de concorde avec l’héritage des siècles, qu’il veut son legs, son patrimoine, qu’il se sent désireux de reconnaître comme sacré : tout est ainsi plus stable, il existe alors une patrie, des valeurs attachées au proverbe, une vox populi de noblesse belle et indiscutée, on a une confiance en l’univers et on la lui rend par une agréable gratitude – ô homme heureux d’échanger des services ! – Il y aurait là une analyse non moins pertinente à dresser autour de ce roman pour en comprendre la bonne réception contemporaine : la peinture de la mentalité du lecteur d’aujourd’hui qui s’y plonge en amateur conquis d’emblée. D’ailleurs, il faut s’y livrer avant celle de l’auteur, avant le plus difficile ; pourquoi y sursoirais-je ? Voilà :

Du côté de chez Swann est presque indéniablement un récit qu’un lecteur prétendument « bienveillant » lit sous le registre de l’hypnose. Pour apprécier cette œuvre, il a surtout besoin de ne rien vouloir tirer de ce qu’il lit, car on ne saurait faire de ce livre un travail d’édification ; je veux dire que la condition pour aimer Proust, c’est surtout de ne pas se faire une conception pratique du livre et de la lecture comme un temps utile, comme net profit, comme complément d’être quantifiable et qui dresse un bilan : il faut résolument ne pas savoir pourquoi on lit pour se complaire à Proust, ou, plus exactement, il est nécessaire de lire généralement sans ambition que de s’abandonner à un temps perdu – il faut admettre la littérature comme désœuvrement. Et notez qu’en écrivant ceci je ne blâme pas encore, car d’aucuns jugeront que lire sans attente, que lire sans désir que lire, que lire sans y assigner un rôle ou une fonction, est une générosité en l’absence totale d’a priori et de volonté critique ; oui, mais c’est une générosité qui incombe à des benêts ou des fainéants qui lisent par hasard et qui n’ambitionnent jamais de faire du livre un objet d’activités, un objet de réflexions diffuses, un objet de changements personnels, qui ne projettent même pas d’en penser beaucoup quelque chose, qui refusent au livre une direction et une destination parce qu’ils n’acceptent pas d’y réfléchir ni beaucoup ni vraiment : chez eux, on ne voit pas davantage de progrès dans l’ordre de ce qu’ils lisent que dans la succession de leurs divertissements, car pour qu’il y en ait, il y faudrait l’inspiration d’une hiérarchie, et cette hiérarchie ne peut venir qu’au terme d’une sélection qui procède justement du jugement. Il faut juger pour aimer avec des raisons, juger pour aimer à quelque autre titre que parce qu’on aime perdre son temps. C’est tout à fait logiquement qu’on ne peut élire ce qu’on ne critique point : ainsi perpétuellement plutôt passe-t-on à autre chose. C’est précisément au registre du passage que ce roman fut écrit, on ne peut y trouver qu’à contempler de longues transitions – de longues traditions – proprement inutiles, inutiles aussi pour l’art et pour l’esprit, car à aucun moment des 130 premières pages le récit n’est susceptible d’enseigner ou d’apprendre quelque chose sur le monde réel ou sur une sensibilité vraiment personnelle : c’est d’un tel égocentrisme – on sait bien que je n’attache nulle péjoration à ce terme – mais d’un égocentrisme si absolu où rien n’est généralisable ou transposable pour autrui, où l’on doit s’intéresser aux goûts du narrateur pour les lilas, aux habitudes insipides de sa tante, à la forme sentimentale qu’il prête à l’église de Combray, sans y pouvoir prendre la moindre part individuelle, comme si j’expliquais que je ne mange plus de rognons depuis que j’en vomis. On ne peut avaler ce recueil d’impressions assez ordinaires et inconséquentes que dans un moment d’inactivité intellectuelle qui se signale aux antipodes de la prédilection. On a besoin, certes, de ne rien vouloir, pour aimer Proust – ce qui s’inscrit logiquement au terme de décennies d’une littérature fin-de-siècle progressivement appauvrie en actions narratives – ; il faut n’avoir rien à faire de particulier, rien à penser pour soi, rien à désirer améliorer en soi, aucune occupation plus constructive ni souci d’édification, pas même de projeter l’application d’un livre sur quelque chose de réel, comme on aspirerait à fixer durant des heures le ciel bleu et prévisible à dessein exclusif de prétendre ensuite avoir longtemps respiré le « bon air » en sage mélancolique – en l’occurrence la « bonne littérature » à « thèmes classiques ». Je ne connais pas une personne qui se soit imposé un Proust entier sans le sentiment valorisant du devoir ou sans préconception sur la vertu de lire et d’un livre, de n’importe quoi en relation avec le fait de tourner des pages d’une certaine réputation, pour qui la littérature ne fût pas avant tout un trompe-ennui et un faire-valoir. La plupart du temps, ceux qui finissent librement Du côté de chez Swann, après n’en avoir extrait qu’un accomplissement de tâche ardue, enchaînent aussitôt avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs parce que, quitte à perdre son temps comme ils s’y sont résolus pour poursuivre jusque-là – on vérifie aisément qu’ils n’en ont rien tiré : il ne savent pas expliquer pourquoi ils continuent, c’est seulement la suite logique d’une résolution antérieure, c’est juste ce qui était prévu, parce qu’après tout ce n’est pas non plus si désagréable (ancêtre du « page turner » qu’on mesure, quand on range le livre dans sa bibliothèque après un vide incommensurable et obstiné, par l’impression de fierté d’avoir lu une « masse », sorte de martyre entêté et absurde) –, autant, comme ceux qui dévorent d’un coup la saga crétine des Star Wars, ne pas s’empêcher de se « décaler » bien à fond, retiré comme les déments dans leur petite vie d’imaginations recluses et absurdes : on lit ainsi presque avec religion, sans justification qu’un état de décision farouche distinct de l’acte rationnel. Plus on s’accorde une pareille stupidité, plus on se démarque, plus on « sort du monde et du temps », et plus, parce qu’on n’y gagne rien, on est imbécile heureux.

Ce mode de lecture est même en l’occurrence plus méthodique, plus systématique qu’on ne pense, car il est probablement impossible de lire Proust en ayant une véritable considération pour chaque mot ainsi qu’il convient d’ordinaire de s’appliquer à dessein de mesurer un auteur à la ressemblance de la vérité ou de la réalité, et de le juger, lui et son style, à la grandeur inédite de cette adéquation ; c’est-à-dire qu’il ne saurait s’agir de lire À la recherche du temps perdu en admettant que chaque terme d’un texte, ni même chaque paragraphe ou chaque page, doit porter une signification pleine et nécessaire. Je ne parle pas d’incorrections ou de surabondances qui s’y rencontrent et font une impression fautive qu’on s’empresse d’oublier – comme dans : « Sans trop savoir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand-tante, rapetissée, et les œuvres de génie. » (page 63) –, la plupart du livre, pour ne pas dire tout le livre (car je n’ai pas lu au-delà de la 134), ne sert à rien, à rien même relativement, je veux dire y compris dans une perspective de progression, dans le sens pratique d’informations à retenir pour ne pas oublier les éléments d’une intrigue qui resserviront plus tard, car, il faut être honnête même si l’on a décidé d’aimer Proust, jusque-là rien ne « sert pour plus tard », rien n’est à « mettre de côté », il est tout à fait superflu de garder en réserve, dans sa mémoire, la moindre donnée si longuement dissertée, ce dont on s’aperçoit assez vite de sorte qu’on ne tâche plus à retenir quelque chose. C’est ainsi qu’un lecteur normal – j’y fus moi-même maintes fois tenté, moi dont la contention de lecteur est extrême, moi qui ne répugne jamais à relire quatre fois un extrait difficile et pénible, moi qui ne lis pas un mot sans y accorder toutes les ressources de la visulaisation – finit nécessairement par prendre l’habitude de ne pas se soucier du détail, de ne pas vraiment tout lire, de ne plus accorder qu’un soin distrait dès qu’un passage est ardu puisqu’il est comme les autres sans objet, indifférent et impersonnel, parce qu’on sait, à force, que nul de ces détails n’a d’importance pour le dessin d’ensemble, que par exemple la page 80 ne sert absolument pas à introduire la 90, que les personnages abondamment décrits sont en général absents de la suite, de sorte qu’on en vient à lire a contrario d’une lecture attentive et d’un ouvrage fait pour l’esprit de concentration, c’est-à-dire en « passant », dans l’oubli presque automatique de ce qu’on vient de lire et qu’on ne cherche plus tant à comprendre, en particulier quand la formulation contournée de Proust rend la première lecture incompréhensible, parce que la teneur des passages qu’on a parfois relus prouve qu’il n’était nullement besoin, compte tenu de leur vanité emphatique ou décorative, d’y accorder tant d’effort comme on fit d’abord par scrupule et par art. On en vient à ne plus s’intéresser à « l’histoire », à ne plus s’intéresser au récit, et puis à ne plus s’intéresser au livre non plus ; Proust devient prétexte à une inactivité de l’esprit, un passe-temps, un farniente, c’est pourquoi ses admirateurs se signalent parmi ceux qui, sempiternellement, « refusent de juger », dont la pensée n’est que flânerie inconséquente. Mais un véritable critique, comme le fut sans doute Jacques Madeleine, le lecteur des éditions Fasquelle qui refusa le texte avec arguments, ne peut pas le lire : il ne disposerait alors pour le juger que d’un style, mais ce style est largement défectueux ou lâche, procédant sans élection, distendu à la langueur, attaché uniquement à des peintures de l’exhaustivité, où la substance de la pensée humaine, à force de retouches et d’alambications, à force d’adjonctions très factices et manifestement ultérieures, ne se retrouve plus, où il ne s’agit que de tout dire, même le sans-intérêt, ni distance, ni hauteur, ni sacrifice, ni bravoure.

Il faut entendre Proust, mesurer qui fut Proust, lire en Proust, et ainsi juger Proust. Parler de Proust, c’est évoquer et dépeindre un esprit languide, enfantin, foncièrement sans souci et ainsi rendu craintif d’infimités dérisoires, maladif, poseur, féminin, inverti, un asthmatique qui pourrait aussi bien être tuberculeux à la vie arrêtée dans une cure comme chez Mann, artificiel, sombré en lie
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Thierry Laget commente : Du côté de chez Swann..

Premier tome de "la recherche du temps perdu"



Qui ne connait pas le célèbre incipit "longtemps je me suis couché de bonne heure."?

Pour ceux qui n'ont pas osé s'attaquer à ce monument, je vais tenter un résumé succinct suivi de quelques mots plus personnels.



Le narrateur a une enfance plutôt morne, au sein d'une famille qui lui dispense très peu d'affection ; il va développer une obsession pour sa mère et tente désespérément d'attirer son attention, jusqu'à lui envoyer des messages écrits. Proust a relaté cette insécurité de l'enfant avec perfection ; il sonde et épluche tous ses souvenirs et fait un travail d'orfèvre pour les retranscrire. Qui n'a jamais entendu parler de la madeleine de Proust ?



Puis, l'enfant grandit, les souvenirs affluent...



C'est un très beau texte qui à mon sens, est ankylosé par quelques longueurs. Il ne se passe pas grand chose (normal ce sont des réminiscences pas un roman d'aventures) mais le texte n'est jamais insipide. Le style est fluide, simple et accessible à tous, peut-être plus facile à savourer quand on a soi-même son lot de souvenirs (à partir de 30 ans?).



Bref, pour aller au bout de la recherche, il va quand même falloir pas mal de patience !



Mon compte Instagram : @la_cath_a_strophes
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Thierry Laget commente : Du côté de chez Swann..

Tu m'as ouvert les yeux et permis de voir la couleur du ciel, le fronton des églises, les tableaux de Botticelli, Monet ou Vermeer. Tu m'as débouché les oreilles aussi, d'un joli coup de sonate, tu as libéré mes papilles grâce à Françoise et ses "sales bêtes" égorgées dans la cuisine, tu m'as ensorcelé avec tes jeunes filles en fleur sur la plage de Balbec. Tu m'as emmené partout avec toi, sans jamais lâcher ma main, du côté de chez Swan et dans la chambre à coucher d'une poule de luxe, du côté de chez Guermantes et dans les salons d'une duchesse, dans tes voyages, tes rencontres, tes lectures, tes amours, tes sinueuses digressions de digressions de digressions, si bien que des années après t'avoir lu, je t'entends encore murmurer au creux de mon oreille les plus belles phrases de la langue française, éternel, immortel, toujours à la recherche du temps perdu, tu commentes en moi-même ce XXIème siècle si laid et que tu rends presque beau…
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