Vanessa Schneider

Je me demande comment j'ai fait pour croire qu'on pourrait élever les enfants ensemble et tout ce blabla. A l"époque, ça me paraissait possible. Avec les filles, on avait un lien tellement fort qu'on n'imaginait pas pouvoir se quitter un jour. Aujourd'hui, j'avoue que je vois les choses différemment.

J'ai été sincère avec Tim quand je lui ai assuré que je l'aimais et que je voulais un enfant de lui. C'est juste qu'à l'époque, les filles et nos secrets, ça passait avant le reste pour moi. Là où Sue n'a pas tort, c'est que, ça, c'est en train de changer.

Quand elle m'a parlé la première fois de tomber enceintes en même temps, j'ai immédiatement dis oui. C'est vrai que c'était plus facile pour moi, j'avais un petit copain, Tim, un père potentiel. Même si Tim n'existait pas, je pense que j'aurais suivi. Pas parce que je fais tout comme Lana, ça, c'est ce que pense Kylie, mais parce que c'est le sens qui manquait à ma vie. Vous voyez, en ce moment, je sens bouger dans mon ventre. C'est merveilleux. Je ferai le maximum pour être une bonne mère. Pas comme la mienne. J'ai déjà envie de serrer mon bébé dans les bras, de le câliner, de le couvrir de baisers. Je sais combien sa peau sera douce et ses mains délicates. Il aura le regard de Tim si c'est un garçon, ma bouche et mes tâches de rousseur si c'est une fille. Ou bien l'inverse. J'ai tellement hâte de savoir ce que ça sera.

Je pense que j'étais un peu amoureuse. Ah, je vous vois venir, vous vous dites certainement qu'on couchait ensemble... Eh bien pas du tout, en tout cas pas à cette époque. Ce qui est sûr c'est que John a joué un grand rôle dans mon histoire, dans notre histoire à nous, les filles. Je vous raconterai peut-être cela un jour.

Vous avez su pour John ? C'est que je suis sacrément emmerdé. Dans un article que m'a refilé Kylie, ils disent que celui qui a mis les filles enceintes risque d'être poursuivi pour détournement de mineures. Je n'avais vraiment pas pensé qu'il puisse lui arriver un truc pareil, je l'avoue. Je savais qu'il était plus âgé que nous, mais je n'imaginais pas que ça pouvait lui causer du tort. Personne n'y a songé d'ailleurs, on n'a pas eu une seule conversation à ce sujet.

On me pose une question anodine et puis ça devient de plus en plus précis, limite interrogatoire. Ils veulent tous savoir la même chose de toute façon : comment on a fait, qui sont les pères.

"Ma mère, dit-il, je romps le silence que j'ai gardé depuis hier à mon retour de la ville ; il vous a fait de la peine, et je m'en suis bien aperçu. Je n'étais pas malade, comme il m'a paru que vous l'avez cru, et je ne le suis pas encore ; mais je ne puis vous dire ce que je sentais ; et ce que je ne cesse encore de sentir est quelque chose de pire qu'une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal ; mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre ne vous le fasse connaître. On n'a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n'avez pu le savoir, qu'hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l'après-dîner. J'appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l'honneur qui lui est dû, et laisser le chemin libre dans les rues par où elle devait passer. Comme je n'étais pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert me fit naître la pensée d'aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu'il pouvait arriver qu'elle ôterait son voile quand elle serait près d'y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devais la voir à mon aise, si ce que je m'étais imaginé arrivait. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j'eus le bonheur de voir cette aimable princesse avec la plus grande satisfaction du monde. Voilà, ma mère, le grand motif de l'état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j'ai gardé jusqu'à présent. J'aime la princesse d'un amour dont la violence est telle que je ne saurais vous l'exprimer ; et, comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu'elle ne peut être satisfaite que par la possession de l'aimable princesse Badroulboudour ; ce qui fait que j'ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan."

A mon avis, dans sa tête, j'étais encore une petite fille, et là, il me retrouve en cloque, ça lui a fichu un coup de bambou. Il a bégayé : "Mais tu as quel âge ?" en regardant mon ventre, comme s'il avait loupé un épisode et j'ai eu envie de lui répondre : "Ce n'est pas quelques épisodes que tu as loupés, c'est un paquet de films et c'est ta faute, tu n'avais qu'à pas merder comme ça." Mais je n'ai rien dit. Pendant cinq ans, je n'y suis pas allée parce que je lui en voulais de nous avoir laissés tomber comme ça et de tout ce que ça a provoqué, le départ de maman, mon placement en foyer et tout le reste. Si j'ai changé d'avis c'est à cause du bébé, je voulais lui annoncer en personne plutôt que dans une lettre, je n'aurais pas su trouver les mots. Il a eu l'air assommé, il ne s'y attendait vraiment pas à celle-là.

De toute façon on ne mettait pas de préservatifs. C'est trop cher et puis c'est la honte d'aller en chercher à la pharmacie. Avec Tim, on se débrouillait avec les moyens du bord comme la plupart des jeunes couples ici.

Si j'avais été enceinte sans que cela se voie, ça aurait été le rêve pour eux. Mais non, mon ventre pousse, et de plus en plus !

Mon père a eu beau faire le cool quand il a su pour le bébé, j'ai bien vu que ça ne passait pas. Il veut SAVOIR. Ils veulent tous savoir d'ailleurs. Je le sens dans leurs regards quand on va au supermarché avec maman. Les gens nous disent bonjours poliment puis ils s'attardent lourdement sur mon ventre. Il faut admettre que ce n'est pas vraiment discret maintenant, j'ai l'air d'une otarie. Je vois dans leur yeux brillant qu'ils rêvent de nous poser des questions. Ce qu'ils ont lu dans les journaux et vu à la télé ne les satisfait pas. Ils ne croient pas au hasard, ils ne croient pas à l'accident. Certains pensent que nous sommes diaboliques, ils nous appellent "les folles du lycée". Ils sont sûrs que le maire raconte n'importe quoi, qu'il veut protéger l'image de la ville, que le proviseur et la psychologue sont de mèche avec lui. Ils se sont mis d'accord pour dire qu'il n'y avait rien à comprendre, puisqu'il ne s'était rien passé. Ils adoreraient que je leur révèle quelque chose, n'importe quoi, même des bobards.

D'habitude, il y a, paraît-il, une ou deux grossesses d'adolescentes par an à Gloucester. Pas plus. Là, dix-sept d'un coup, ils ont fini par avoir des doutes. Il a fallu qu'on ai toutes le ventre rond pour qu'ils réagissent ! Ils ont commencer à flipper. C'était drôle de les voir s'affoler comme des malades. Il paraît qu'il y a même eu une réunion chez le maire. Le proviseur du lycée a dit qu'il ne comprenait pas. "Les grossesses non désirées ne sont pas si nombreuses les autres années", il a déclaré au Gloucester Diary. Vous imaginez un peu le blaireau. On n'a jamais pu le sentir avec les filles. Il pue de la bouche et il est habillé comme un sac avec ses petites lunettes ridicules et ses cheveux gras. S'il n'était pas aussi con, il nous ferait presque pitié.

A l'infirmerie du lycée, c'était le défilé permanent. Des dizaines de filles faisaient la queue tous les mois pour demander des tests de grossesse.

Je sais ce que vous voulez savoir, ce qu'ils veulent tous savoir : est-ce que c'était prémédité ? A votre avis ? Vous qui êtes si maligne, qui avez convaincu Lana que vous étiez la bonne personne pour nous faire parler, comment vous voyez les choses ? Comme les autres, j'imagine. Vous vous dîtes : "Le hasard n'existe pas", "Il n'y a pas de fumée sans feu", et plein d'autres théories à la con. Je vous laisse juge. Vous ne croyez quand même pas que je suis naïve au point de tout vous balancer au bout de deux rencontres ? La petite Kylie, elle en a dans la tête, que ça vous plaise ou non.

On s'est mises d'accord sur un certain nombre de choses. Ce qui est vrai, c'est qu'il y avait un plan. Mais le reste... Il y a beaucoup de hasards aussi dans toute cette histoire, et ça ne nous déplaît pas. Ça brouille les pistes comme dirait Lana.

Ça ne regarde personne ce qui s'est passé. C'est entre moi et les filles, c'est tout.

Je ne comprend pas pourquoi on nous ennuie avec ça. Il n'y a pas d'âge légal pour avoir un enfant à ce que je sache. J'ai quinze ans. Je sais j'en fait plus, mais j'en ai connu des vertes et des pas mûres, et croyez-moi, ce que j'ai vécu, ça use. En fait je ne les aurai que dans quatre mois, pour la naissance du bébé. Quinze, ça fais mieux que quatorze pour être mère, non ?

Je suis lycéenne et enceinte. Une gamine avec un gros ventre, c'est ce que vous pensez, j'en suis sûre.

Lana, c'est elle qui sait tout sur cette histoire. Même à moi, qui suit sa plus proche amie, il y a des choses qu'elle n'explique pas. Elle affirme que c'est mieux pour tout le monde. Elle appelle ça "cloisonner". Elle assure que dans toutes les bandes ça se passe de la même façon. Il y a le chef qui sait tout et les autres qui connaissent des morceaux d'histoire. Ils suivent quoi.

Depuis la parution de ce foutu article de Time Magazine, ils sont tous venus. Des journalistes du Gloucester Diary d'abord, puis d'autres, de Boston, et de New York aussi. Ça vous épate, hein ? Il y a eu la radio, la télé, et même des reporters pour Internet. Je ne savais pas qu'ils avaient des reporters sur Internet. Ils sont à peine plus âgés que nous, mais ils se laissent pousser la barbe pour avoir l'air vieux. C'est un peu ridicule si vous voulez mon avis. Bref, ils voulaient nous voir, faire des interviews, nous photographier, nous filmer. « Même de dos, ça ira », ils disaient. Enregistrer nos voix. Ça nous a fait bizarre. D'habitude, il n'y a pas grand monde qui vient jusqu'ici. Il faut dire qu'il ne se passe jamais rien de spécial à Gloucester. Nos vies n'intéressent personne. Du moins jusqu'à maintenant. La Fox a proposé de payer pour qu'on raconte. Mais on n'a pas voulu. On s'est concertées, on s'est parlé. On a décidé de ne pas le faire. Kylie a failli dire oui, mais je l'ai regardée droit dans les yeux. Je lui ai dit : « Tu ne peux pas choisir toute seule, on a toujours fait les choses ensemble. » Elle a fini par approuver. En même temps, je comprends qu'elle ait été tentée. Son père s'est barré avec une pouffiasse quand elle était petite et sa mère galère avec trois boulots pour payer les traites de la baraque. C'est vrai qu'elle en aurait eu bien besoin des chèques de la Fox, Kylie, ne serait-ce que pour le bébé. Il paraît que ça coûte pas mal de pognon en fait. Rien que pour les couches, des centaines de dollars par an ! Mais on lui a toutes dit, enfin, surtout moi, qu'il ne fallait pas s'en faire pour ça. On va s'arranger autrement. On va se débrouiller. L'argent de la Fox aurait tout sali.