Citations de Victoria Mas (844)
Eugénie s’est arrêtée devant une fenêtre et observe le parc et ses arbres morts.
Fut un temps où des mendiantes croupissaient au fond d’une cellule et se faisaient mordre les doigts et les orteils par des rats. Fut un temps où des prisonnières avaient été libérées par centaines dans le seul but d’être abattues sauvagement à l’entrée de l’hôpital. Fut un temps où une femme adultère pouvait être enfermée pour la seule raison qu’elle était adultère. L’hôpital a aujourd'hui l'apparence apaisée. Mais les spectres de toutes ces femmes n’ont pas pour autant quitté les lieux. C’est un endroit chargé de fantômes, de hurlements et de corps meurtris. Un hôpital où les murs seuls peuvent vous faire devenir folle si
vous ne l’étiez pas en arrivant. Un hôpital où derrière chaque fenêtre quelqu’un épie, quelqu’un voit ou a vu.
Eugénie ferme les yeux et inspire profondément : il lui faut partir d’ici.
On ignore les vieilles sénile accroupies dans un coin du dortoir, les dépressives prostrées dans leurs lits, les mornes qui ne partagent pas l’esprit de fête, les jalouses qui n’ont pas trouvé toilette à leur goût – surtout, on oublie les troubles, les douleurs physiques, les
membres paralysés, les souvenirs de ceux qui nous ont amenées ici, ses propres enfants dont on ne sait plus le visage ; on oublie les pleurs des autres, les odeurs d’urine de celles qui s’oublient, les cris qui s’élèvent parfois, le carrelage froid et l'attente, interminable. La perspective de ce bal costumé tranquillise les corps et apaise les visages. Il y a enfin quelque chose à espérer.
Il existe peu de sentiments plus douloureux que de voir ses parents vieillir.
Comment croire face à ce décor bucolique, que la Salpêtrière ait été depuis le XVIIe siècle le théâtre de tant de souffrances ? Eugénie ne saurait ignorer l'histoire de ces murs. Pour une Parisienne, il n'existe pas pire sort que d'être envoyée au sud-est de la capitale.
Quand la dernière pierre de l'édifice avait été posée, le tri avait commencé : c'est d'abord les pauvres, les clochardes qu'on sélectionnait sur ordre du roi. Puis ce fut au tour des débauchées, des prostituées, des filles de mauvaises vies, toutes ces "fautives" étant amenées en groupes sur des charrettes, leurs visages exposés à l'œil sévère de la populace, leurs noms déjà condamnés par l'opinion publique. Vinrent ensuite les inévitables folles, les séniles et les violentes, les délirantes et les idiotes, les menteuses et les conspirationnistes, gamines comme vieillardes. Rapidement, les lieux s'emplirent de cris et de saletés, de chaînes et de verrous à double tour. Entre l'asile et la prison, on mettait à la Salpêtrière ce que Paris ne savait pas gérer : les malades et les femmes.
Souvent la vérité ne vaut pas mieux que le mensonge. D'ailleurs, ce n'est pas entre les deux qu'on fait son choix, mais entre leurs conséquences respectives.
La jeune fille de dix- neuf ans retient un sourire.
Elle sait que son existence n'intéressera le patriarche que lorsqu'un bon parti souhaitera l'épouser.
Ce sera alors la seule valeur qu'elle aura , la valeur d'épouse.
p25
Dormir permet de ne plus se préoccuper de ce qu'il s'est passé, et de ne pas s'inquiéter de ce qui est à venir.
A l'ombre d'un arbre une journée d'été, dans un coin du dortoir un après-midi d'averse, l'aliénée et l'intendante ont parlé avec pudeur, des hommes qu'elles ne côtoient pas, des enfants qu'elles n'ont pas, de Dieu en qui elles ne croient pas, de la mort qu'elles ne redoutent pas. (p. 50)
Au sujet de la Salpêtrière :
Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l'ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. Une prison pour toutes celles coupables d'avoir une opinion.
"Le visage d'Isaac lui revenait, pétrifié, pareil aux statues, pareil à ceux qu'un choc fige dans une émotion. Il avait fumé, arpenté le salon, écouté la pendule, sans se résoudre à monter, redoutant ce que son fils pourrait lui dire, redoutant tout ce qu'il ne pourrait pas comprendre ; aucun homme n'éprouve jamais l'impéritie autant qu'un père."
« On coud, on retouche les plis, on essaye des souliers, on cherche sa pointure, on se prête main forte pour enfiler les robes, on improvise des défilés entre les rangées de lits, on admire sa coiffe dans le reflet des vitres, on échange des accessoires, on ignore les vieilles séniles accroupies dans un coin du dortoir, les dépressives prostrées dans leurs lits, les mornes qui ne partagent pas l’esprit de fête, les jalouses —— qui n’ont pas trouvé toilette à leur goût —- surtout on oublie les troubles , les douleurs physiques, les membres paralysés et surtout —- les souvenirs de ceux qui nous ont amenées ici...... » .
Oui, heureusement que dormir existe, pour ne penser à rien.
Discret et fidèle, ni un regard ni un mot de trop, il était de ces domestiques qui confortent les bourgeois dans leur idée que certains hommes sont faits pour en servir d'autres.
Il existe peu de sentiments plus douloureux que de voir ses parents vieillir. Constater que cette force, jadis incarnée par des figures que l'on croyait immortelles, vient d'être remplacée par une fragilité irréversible .
Aux alentours, les autres enfants cessèrent de jouer, troublés par
cette gravité soudaine, comme s’ils venaient d’être pris en faute, comme si le monde
adulte ne pouvait intervenir dans l’enfance sans la briser.
La foi inébranlable en une idée mène aux préjugés.
Eugénie regarde son frère et sourit. L'ironie est le seul trait qu'ils partagent. Si aucune affection commune ne les lie, aucune animosité ne les oppose. Ils se sentent moins frère et sœur que deux connaissances au rapport cordial, vivant sous le même toit. Eugénie aurait eu pourtant toutes les raisons de jalouser son frère - fils aîné, donc fils adoré qu'on encourage à étudier, fils qu'on voit futur notaire - et elle qu'on voit future épouse. Elle a fini par comprendre que son frère subissait autant sa situation qu'elle. Théophile aussi se devait d'être à la hauteur des obligations paternelles ; lui aussi devait répondre aux attentes qu'on lui imposait ; et lui aussi devait garder secrètes ses aspirations personnelles, car si cela ne tenait qu'à lui, Théophile bouclerait sa valise et irait voyager, partout, loin surtout. Sans doute est-ce la deuxième chose qui les lie - ils n'ont pas choisi leur place. Mais à ce même égard, ils se distinguent encore : Théophile s'est résolu à sa situation ; sa sœur, elle, refuse la sienne.
La nuit est tombée sur la rue Soufflot. Le Panthéon, berceau d'illustres noms honorés au sein d'une pierre épaisse, veille en hauteur sur le jardin du Luxembourg endormi en bas de la rue.
Il n'y a ni un avant ni un après, mais un tout.
Ces gens qui l’ont jugée, qui m’ont jugée moi… leur jugement réside dans leur conviction. La foi inébranlable en une idée mène aux préjugés. T’ai-je dit combien je me sentais sereine, depuis que je doute ? Oui, il ne faut pas avoir de convictions : il faut pouvoir douter, de tout, des choses, de soi-même. Douter.