Citations de Victoria Mas (844)
Au dehors, le tapis blanc sur les pavés continue de s’épaissir. Immobile, face à la fenêtre, Geneviève songe au jardin du Luxembourg en hiver. L’aspect parfait de ses allées immuables. Le calme froid. Les traces de pas laissées dans la neige épaisse.
Entre l’asile et la prison, on mettait à la Salpêtrière ce que Paris ne savait pas gérer : les malades et les femmes.
Messieurs, bonjour. Merci d’être présents. Le cours qui va suivre est une démonstration d’hypnose sur une patiente atteinte d’hystérie sévère. Elle a seize ans. Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, en trois ans nous avons recensé chez elle plus de deux cents attaques d’hystérie. La mise sous hypnose va nous permettre de recréer ces crises et d’en étudier les symptômes. À leur tour, ces symptômes nous en apprendront plus sur le processus physiologique de l’hystérie. C’est grâce à des patientes comme Louise que la médecine et la science peuvent avancer.
Geneviève esquisse un sourire. Chaque fois qu’elle le regarde s’adresser à ces spectateurs avides de la démonstration à venir, elle songe aux débuts de l’homme dans le service. Elle l’a vu étudier, noter, soigner, chercher, découvrir ce qu’aucun n’avait découvert avant lui, penser comme aucun n’avait pensé jusqu’ici. À lui seul, Charcot incarne la médecine dans toute son intégrité, toute sa vérité, toute son utilité. Pourquoi idolâtrer des dieux, lorsque des hommes comme Charcot existent ? Non, ce n’est pas exact : aucun homme comme Charcot n’existe. Elle se sent fière, oui, fière et privilégiée de contribuer depuis près de vingt ans au travail et aux avancées du neurologue le plus célèbre de Paris.
Babinski introduit Louise sur scène. Submergée par le trac dix minutes plus tôt, l’adolescente a changé de posture : c’est désormais les épaules en arrière, la poitrine gonflée et le menton relevé qu’elle s’avance vers un public qui n’attendait qu’elle. Elle n’a plus peur: c’est son moment de gloire et de reconnaissance. Pour elle, et pour le maître.
Les rêves sont dangereux, Louise. Surtout quand ils dépendent de quelqu'un.
Au cœur du couvent, une cloche retentit soudain : la chapelle sonne les onze heures. Elle seule rythme un temps qui n’est plus tout à fait celui des profanes. Son timbre grave pénètre dans le dortoir, survole les lits, sans les faire tressaillir : allongés sous les draps, les corps poursuivent leur repos. Aucun froissement ne trahit d’éveil. Le couvent enseigne aux Filles à ne plus se laisser distraire par le monde.
- Justement, papa, faites-moi confiance. Vous me connaissez, je ne suis pas folle.
- N'est-ce pas justement ce que les folles te répètent à longueur de journée ?
Dès lors qu'on ne doute plus... c'est là que surviennent les miracles.
Discret et fidèle, ni un regard ni un mot de trop, il était de ces domestiques qui confortent les bourgeois dans leur idée que certains hommes sont faits pour en servir d'autres.
Il n'avait jamais offert de livre à quiconque et prenait seulement conscience de l'enjeu de cette démarche : faire cadeau d'une lecture était pareil à une confidence.
la maladie déshumanise; elle fait de ces femmes des marionnettes à la merci de symptômes grotesques, des poupées molles entre les mains de médecins qui les manipulent et les examinent sous tous les plis de leur peau, des bêtes curieuses qui ne suscitent qu'un intérêt clinique. Elles ne sont plus des épouses, des mères ou des adolescentes, elles ne sont pas des femmes qu'on regarde et qu'on considère, elles ne seront jamais des femmes qu'on désire et qu'on aime: elles sont des malades. Des folles.Des ratées.
Mais la folie des hommes n’est pas comparable à celle des femmes : les hommes l’exercent sur les autres ; les femmes, sur elles-mêmes.
Libres ou enfermées, en fin de compte, les femmes n'étaient en sécurité nulle part.
Madenn retira le bouquet fané de son vase, y inséra les nouvelles tulipes et les disposa
contre la stèle en marbre : elle s’entretint avec ses parents, en silence, car les
défunts devinent les pensées, elle prononça une prière pour sa mère qui aimait tant
prier, un mot d’esprit pour son père qui avait le rire facile, puis elle empoigna
son caddie et reprit la route vers le restaurant.
L’orchestre cesse de jouer. À côté de l’entrée, un petit groupe d’infirmières s’est rassemblé. À les voir, on se rappelle que ce bal n’a rien de commun avec un autre. Les décorations, l’orchestre, le buffet, ne permettent pas d’enjoliver la réalité du lieu où l’on se trouve : un hôpital pour aliénées.
Des années à la Salpêtrière lui avaient fait comprendre que les rumeurs faisaient plus de ravages que les faits, qu’une aliénée même guérie demeurait une aliénée aux yeux des autres, et qu’aucune vérité ne pouvait réhabiliter un nom qu’un mensonge avait souillé.
"Le noroît soufflait aujourd'hui, Hugo s'en fit la remarque en silence. Il avait appris à lire les vents, se sentait un peu moins étranger à cette terre maintenant que l'invisible avait un sens."
"_Si on la porte, elle fait des miracles alors ?
Des guérisons inexpliquées, c'est vrai, furent rapportées en pleine épidémie de choléra à Paris. Le juif Alphonse Ratisbonne, qui porta la médaille, eut une vision de la Vierge, et se convertit au christianisme, ce qui fit grand bruit à l'époque. A la mort de Catherine Labouré, un enfant approcha de son cercueil et guérit soudainement de son infirmité. C'était sans mentionner Catherine Labouré elle-même , dont on avait exhumé le corps parfaitement intact près de soixante ans après sa mort.
_Ce n'est pas tant la médaille qui est miraculeuse...Personne n'a jamais remis en cause les propos de cette novice. Dès lors qu'on ne doute plus...c'est là que surviennent les miracles."
Hugo sentit ses joues s’empourprer, embarrassé par cette parole qui avait dépassé sa pensée. La première fois qu’il avait été en présence d’Isaac, il n’avait su dire autre chose que son prénom. Ce jour-là, son père étant retenu à une réunion, Hugo avait pris le bus à Saint-Pol-de-Léon, ravi de ce retour autonome; il était descendu au vieux port de Roscoff, remontant jusqu’au deuxième bassin où attendait la vedette. À peine sur le bateau, il s’était arrêté: sur le dernier banc, tourné vers le hublot, Isaac, seul. Depuis la rentrée, Hugo l’avait croisé à plusieurs reprises, sur l’île souvent, le long de la grève blanche, sur la route où ils habitaient tous les deux, mais aussi chaque jour au lycée, dans le préau lors des pauses, au sortir du réfectoire, et ce visage sans malice, sans arrogance, était le seul qu’il regrettait de quitter à la fin des cours. Derrière les passagers, l’apercevant à son tour, Isaac lui avait fait signe de venir s’asseoir, et Hugo avait avancé, sans bien savoir si le bateau tanguait sous ses pieds ou si ses pas étaient chancelants. Il avait pris place sur le banc en bois, soufflant son prénom, sans être sûr qu’Isaac l’eût bien compris. Dès cet instant, il n’avait pas perçu la marche arrière du bateau, le lent départ du port, la traversée sur l’eau qui d’habitude lui causait le mal de mer : pour la première fois, son attention était retenue sur terre.
L'espérance n'est pas une ressource inépuisable et doit bien,à un moment se fonder sur quelque chose.
La maladie déshumanise ; elle fait de ces femmes des marionnettes à la merci de symptômes grotesques, des poupées molles entre les mains de médecins qui les manipulent et les examinent sous tous les plis de leur peau, des bêtes curieuses qui ne suscitent qu’un intérêt clinique.