Citations de Youri Rytkhèou (28)
Les Européens n’ont qu’une pensée : instruire, civiliser, inculquer les manières et les habitudes de l’homme moderne, cet “être de culture”. Ce n’est là rien de plus que le désir d’un dresseur d’apprivoiser un animal exotique. Oui, c’est bien que cela !
le propre de l'homme est de regarder d'abord devant lui, dit Rinto. Il n'a guère besoin du passé avec autant de détails. Les choses qui comptent restent gravées quoi qu'il arrive, et le reste se dissout dans le temps qui passe.
Étrange magie que la musique. Car enfin, ce n'était jamais qu'un brassage d'air, des fréquences véhiculées par l'environnement gazeux de l'être humain, lequel, à l'analyse chimique, se réduisait à une grande quantité de substance liquide et à une infime partie de corps durs. Or, voilà que la musique et l'homme se voyaient soudain investis d'une propriété nouvelle, d'un pouvoir nouveau qui transformait ces fréquences en art. Et l'être humain, ce mélange de corps liquides et durs savamment dosé par la nature, réagissait à cette musique par des émois, des élans, des sentiments, des pensées, des désirs...
Ce qui attirait la jeune fille, c'était moins l'histoire proprement dite que le silence des bibliothèques, les volumes épais imprimés de caractères fins et serrés, les lunettes plaquées or, les thèses, les titres... Le professeur Una Otvo ! ça faisait bien...
À force de chercher un sens à la vie et de vouloir l’enjoliver, les gens civilisés que nous sommes finissent au contraire par s’en détourner. Ouvrir les yeux chaque matin à la rencontre d’un jour nouveau, c’est cela la vraie vie.
Elle pensait de plus en plus à l’immense distance qui la séparait de Leningrad, de sa contrée natale. Distance physique, mais aussi temporelle. Parce que le mode de vie qu’elle partageait désormais avec sa nouvelle famille s’était conservé sous une forme presque intacte depuis le néolithique, plusieurs millénaires durant. Ainsi vivaient les hommes dans la vallée du Nil bien avant les pharaons, bien avant la naissance de Jésus-Christ, la fondation de l’Empire romain… C’était comme si elle avait inversé la marche du temps par sa propre volonté, en réalisant un vieux rêve de l’humanité, cela de la machine à remonter le temps.
Je ne veux pas renouveler l’exploit scientifique de Margaret Mead. Je veux la dépasser et m’assimiler au peuple que j’étudie, chose qu’elle n’a pas réussi à faire. J’irai assurément plus loin qu’elle, je décrirai la vie d’un peuple primitif de l’intérieur et non du dehors.
Il faudrait commencer par la culture ! s'emporta le musicien. Quelqu'un qui aime la peinture, la musique classique, la beauté, la poésie, ne se comportera jamais comme du bétail. Ce ne sont pas des brasseries qu'il faut construire, mais des écoles de musique, des salles de concert, des bibliothèques !
Il aimait les mots pour leur musique et leur rythme. Les poèmes russes qu'on lui lisait dans le grand livre jaune le subjuguaient justement par leur musicalité et leur vigueur Le flux en apparence désordonné des sons étrangers acquérait subitement une harmonie. Cela ressemblait aux Paroles Sacrées.
A ce qu'il m'a dit , ils souffrent tous les deux d'une maladie de l'âme plusieurs fois décrites par les grands écrivains et qui s'appelle l'amour. Les tanguitan frappés de cette maladie s'entretuent souvent, certains mettent même fin à leurs jours. On dirait qu'Anna l'aveugle et qu'il ne voit plus rien ni personne d'autre qu'elle...
Douter est un moyen de contrôler sa marche vers la vérité.
Un nom… A l’origine un simple mot, le signe d’une révélation instantanée, il se transforme avec le temps d’un son en une partie intégrante de l’individu. Il partage avec lui le fardeau de la vie, il souffre, se réjouit, tombe malade, endosse la responsabilité des actes commis, meurt enfin. Il suffit parfois qu’on le prononce pour qu’on voie se dessiner l’image de celui qui le porte avec tout ce qu’il a d’unique.
- Je lui fais confiance, prononça lentement Tanat. Il y a sûrement entre nous ce que les Russes désignent par le mot « amour »…
- L’amour ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- C’est un appel du cœur très fort envers une femme. De nombreux livres ont été écrits à ce sujet par les meilleurs écrivains.
- Ah ! ça vient des livres… s’étonna Rinto. Aurais-tu décidé de vivre maintenant d’après les lois de l’écriture ? Je doute que ça marche.
- Quand cette passion est réciproque, on n’est plus maître de soi. Il arrive même parfois que les tanguitan s’entretuent à cause ça, ou bien mettent volontairement fin à leurs jours… J’ai lu beaucoup de choses là-dessus.
Tanat n'avait pas le coeur à parler. Il voulait rester seul. Et qu'aucune âme humaine ne trouble son coeur aux abois. Mais pouvait-on se soustraire à soi-même ?
A force de chercher un sens à la vie et de vouloir l'enjoliver, les gens civilisés que nous sommes finissent au contraire par s'en détourner. Ouvrir les yeux chaque matin à la rencontre d'un jour nouveau, c'est cela la vraie vie.
L'édification d'une vie nouvelle, la négation du passé, le bannissement de coutumes séculaires au nom d'un avenir radieux, tout cela va laminer ce qui vit encore dans ce campement, et mon devoir envers ces hommes et envers la science est de le préserver ne serait-ce que sur le papier, quitte à refouler mes états d'âme.
Histoire du peuple tchouktche des origines mythologiques à nos jours et arbre généalogique de Rytkhèou lui-même, La Bible tchouktche est un roman qui puise dans la mémoire collective anecdotes et légendes : le Corbeau dont une fiente créa le village côtier d’Ouelen, les premiers cosaques explorateurs de ces confins du monde, les baleiniers destructeurs de faune, les navigateurs cartographiant les parages du détroit de Béring et les administrateurs bolcheviks partisans de la manière forte deviennent les acteurs d’une véritable saga des origines. Gardien d’une tradition orale qui n’a jamais oublié ses ancêtres, Youri Rytkhèou évoque les étapes heureuses ou tragiques qui furent déterminantes pour son peuple : épidémies destructrices, rites magiques, voyages vers les contrées voisines, découverte du monde des Blancs, assimilation forcée à l’Union soviétique.
Plongé dans un univers de banquise, de côtes ingrates et de toundra stérile, au fil d’histoires d’amour ou de conflits, le lecteur suit le quotidien des chasseurs de phoques fils des baleines devenus éleveurs de rennes - des hommes qui, désormais nommés par cette Bible, entrent dans le patrimoine écrit, donc historique, du monde.
Encore une rafale de vent, et la yaranga, semblait-il, allait être emportée dans la toundra avec ses occupants, à travers les champs de neige infini, les vallées escarpées, les plateaux lisses, les dunes de neige, écrasant au passage des arbustes à peine visibles au bord de rivières endormies pour un long hiver et gelées en bloc. Parfois, sans qu'on sache comment, une boule d'air comprimée s'engouffrait dans l'habitat, faisait vaciller la mèche du lumignon, coupait le souffle des hommes et s'échappait avec un hurlement féroce. Ce hurlement était insoutenable .
Elle s'était demandée, le coeur battant si elle aurait pu agir comme ce vaillant garçon. Peut-être que seul, le début coûtait le premier pas ? Mais qu'après venait ce sentiment délicieux du devoir accompli, la gloire du héros, les égards des camarades et même des maîtres. Elle s'imaginait en plein meeting assise à la table de la présidence ou à la rigueur près du drapeau.
Selon la coutume, les incantations devaient se faire dans l'obscurité complète du polog. D'abord, aucun son ne parvint de derrière l'épais rideau de fourrure. Le suel burit qui montait dans la yaranga et s'échappait par le trou à fumée de la pointe conique du chapiteau, c'était, plein d'une souffrance indicible, le cri de l'enfant.