Il en a chié le petit Eddy avant d'en arriver là. Mon front luisait rien qu'à la lecture d'
En finir avec Eddy Bellegueule.
Est-ce donc possible de vivre une enfance si pouilleuse dans une France des années 2000 ? S'il m'était permis de douter de mes privilèges de semi-bourge ingrate, me voilà fixée.
Donc ce gosse d'à peine un demi-livre de viande s'est mangé tant de châtaignes, verbales comme physiques, et a réussi à être traduit dans 40 langues ?
On se demande comment il a pu atteindre une réussite aussi heureuse. Son destin d'éternelle pédale d'un bled de bouseux m'avait semblé indépassable.
C'est la vérité d'une France pauvre que personne n'ovationne. Les politiques n'y mettent les pieds que pour causer plan de relance et singer l'utilité. Tous redoutent la fermeture des usines, ces accablantes cages où l'aliénation la plus entière vous siphonne vos envies de courir aux semelles du destin.
On va au turbin, celui-là même qui vous pète les reins, ça cartonne hard, on sert les dents en essayant de pas caner, puis on sort, on trottine comme une tortue boiteuse, ploc ploc, on se réunit dans l'air chaud du bistrot ou dans le salon familial, c'est selon, le ronron accueillant de la téloche, on s'en donne à boire, pastis bière whisky, à la discrétion de chacun, entièrement dévolu au réconfort éthylique, William Peel, Pastis 51, Kro, c'est selon, on ressert l'autre, on donne de la gueule, bref on se ruine à petit feu dans des combinaisons savantes.
Pas besoin de se fader un manuel de sociologie pour biter comment ça fonctionne. Rien à craindre pour le haut du panier, tu penses, ces sans-dents consanguins les font marrer dur, là-haut avec leur beau linge, c'est du daubé tout ça, de la viande verte, le déterminisme leur salope d'emblée leur avenir. Sans parler de la méritocratie, cette fadaise paillettée qu'on glisse dans la tête de ces boit-sans-soif. Et ces bêtasses pensent que c'est de leur faute s'ils se foirent !
Donc la jeunesse flâne, voit des potes, dévisse le portrait pour un regard trop appuyé, boit minablement de l'alcool merdique à l'arrêt de bus. On attend sans formalité à devenir un futur bon père de famille.
Les quelques malheureux dont les pièces détachées ne se fondent pas dans cette expression de mâle à grosses burnes, on les mouline en pâtée. Et c'est-à-dire que niveau masculinité, le petit Eddy avec sa tête de raboteux esquinté, c'est un zéro tout rond, ses camarades le lattent avec application.
Puis sans parler du pire. Par où grandir quand on n'est pas tout à fait un costaud et surtout très gay ? le village s'exclame de dépit devant ses manières de gonzesse. Sa délicatesse de femmelette, ça va bien deux minutes, il chauffe les oreilles à piailler dans les aigus en se juchant sur ses hanches. On le travaille à la dure, le bombardant de prunes, le tout taloché d'injures à la sauce tantouze.
Il aura fallu à ce gosse des études pour s'apercevoir que rien n'est moins fluctuant que les codes sociaux. D'abord Amiens, puis Paris, quitter son patelin le plongera dans un sentiment de malaise. Il avait tout faux. Pocher un oeil, tenir la boisson, se ravitailler fort l'estomac, porter des survêts, fumer comme un pompelard n'est glorieux que chez les prolétaires.
De sorte qu'il doit tout réapprendre. Observer, mimer, intégrer. Il faut se souvenir du rôle, ne pas bafouiller, agir avec coordination, réussir à se convertir à l'attitude de ceux qui ont du flouze plein les bottes, l'élégance dorée naturelle.
Il évalue vite, triture ses dents de pouilleux, réoriente sa masculinité dépréciée, s'engraisse d'une nouvelle lisibilité sociale. Il cerne les significations genrées, la virilité testostéronée part au caniveau. Il bazarde ses airs de gros dur en carton qu'il distille dans ses airs penchés d'homme du monde.
Son ascension sociale est vertigineuse, il ingurgite frénétiquement tel un dalleux une version 2.0 de lui-même. Il arpente ce milieu intellectuel, un gratin hyperfriqué dans lequel il feint d'être à l'aise sans un sou en poche. Il lit à l'indigestion, il se calle le bide de connaissances jusqu'à en dégueuler sur ses mocassins cirés. C'est qu'il se trimballe un retard de 15 ans sur ces fils de bourge.
Cette lecture m'a chatouillée d'ambivalence. Mon coeur mou et sentimental s'est d'abord senti désolé pour ce gosse assailli par cette complexité sociale. Puis il m'a donné une barre à la tête, sa mue surnaturelle m'a vaincue. La sincérité du gonze finit par agacer. Cette obstination revendiquée à surjouer ce raffinement mondain qui confine à la pédanterie incommode.
Mais je chipote. Cette lecture est utile sous bien des aspects. Elle replace avec précision les rapports de domination de classe qui excluent et sanctionnent ceux qui ne sont pas nés avec la petite cuillère en argent, celle qui va bien.