C’est un premier roman d’un très jeune auteur, Matteo Porru, né en 2001, édité chez Buchet-Chastel que j’avais bien repéré puisqu’il se passe en territoire russe. La Republicca, le fameux quotidien italien, l’a désigné comme l’un des vingt-cinq écrivains de moins de vingt-cinq ans les plus prometteurs au monde, rien que cela. Les transalpins étant dotés d’un sens de l’emphase plutôt aiguisé, c’est avec précaution que j’ai pris cette affirmation malgré la dizaine de prix dont il est titulaire, nous dit le Wikipedia transalpin. Pourtant, nous avons un incipit franchement sublime et qui n’a rien à envier à d’autres auteurs avec plus de vécu. C’est un jeune homme prometteur, à l’évidence, à voir ce que l’avenir nous en dira.
C’est un roman court, avec du style et une idée directrice très efficace. Alors qu’une première partie est entièrement consacrée à Ilya et l’étrange village de Jievnibirsk, situé aux confins de la Russie, près de la mer de Kara – mer bordière de l’océan Arctique – on croirait presque qu’on a sous la main un roman contemplatif. De la neige à perte de vue. Et quelques hommes disséminés ici et là, qu’on ne comprend pas trop ce qu’ils font, ni pourquoi ils le font, et encore moins la raison pour laquelle ils y restent. Cette première partie possède presque un pouvoir hypnotique de cette neige omniprésente qui étouffe tout, paysages comme être humains.
Jievnibirsk est un hameau, imaginaire ou pas, de Russie, peuplée notamment par Elia Legasov, issu d’une famille qui a toujours habité dans ce lieu. On comprend lentement qu’il est le seul rescapé de cette famille, que ce village vit hors du temps, entre deux couches de neige, celle qui est tombée, celle qui tombe : habitant aux limites extrêmes du pays, ils vivent tous aussi aux extrémités de leur vie, qui n’a plus rien d’autre à offrir qu’un verre d’alcool, une tempête, une nouvelle tombée de neige, une ultime discussion entre quatre yeux. Jusqu’à l’arrivée brutale d’un géologue et de son équipe, qui viennent prospecter les sous-sols de Jievnibirsk, à la recherche de pétrodollars. C’est une irruption brutale dans la vie des habitants, d’autant que les nouveaux venus ne prennent pas la mesure du caractère du lieu, de sa démesure, de la sauvagerie de ses conditions de vie. Jusqu’à ce que le docteur Andrej Sobolev apparaisse, géologue pétrolier, ou Cravate bleue pour Elia. Comme une tache au milieu du blanc que l’on croit immaculé, comme la vie d’Elia.
Si Elia déneige, Andrej creuse, les strates de neige et de glace, le présent jusqu’au passé. Le chamboulement qu’entraîne cette arrivée impromptue de la vie dans ce semi-coma enneigé est sans retour, la société envahie cette micro-société de moins de 300 âmes, scientifiques, hommes d’affaires et machines, anesthésiée sous la neige éternelle, comme une comme protectrice entre ces hommes et la réalité, des exilés de leur propre existence. On va creuser cette neige et cette glace, décaver les secrets de la terre, et on va simultanément découvrir le passé d’Elia à mesure qu’il bâtit une drôle d’amitié avec Andrej : on y découvre la famille Legasov, déneigeur de père en fils, ses blessures, ses traumas, et la nature de cet isolement paralytique dans lequel il a fini par se complaire.
Je ne m’attendais certainement pas au dénouement que Matteo Porru nous réserve, j’avais plutôt l’esprit centré sur la relation des deux hommes, sur cette écriture qui n’en a pas fini de nous apprivoiser, je ne m’étais pas aperçue que les paysages de neige devenaient secondaires derrière l’histoire d’Elia qui a remonté à la surface comme le pétrole que les « envahisseurs », et c’est le titre d’un chapitre, sont venus remonter à la surface. On est face au style de l’auteur italien, très poétique, que l’on devine l’esprit très fécond, qui a peuplé sa narration d’une pile de sensations déclinées autour de la neige, le froid comme le vide, des vies, des paysages et des personnages, sont rendus avec une grande délicatesse, beaucoup de finesse, fruits d’une maturité que l’on doit reconnaître rare à l’âge de l’auteur.
Ces lignes révèlent également une fascination pour la neige, de celle qui tombe par pelletés, la blanche, la vierge, qui se compacte et recouvre tout, cache tout, avale tout, d’une forme solide qui peut devenir liquide, un alibi, derrière lequel se cacher, pour ne pas penser et ne pas vivre. Une protection aussi contre le passé, et l’avenir, une menace, l’essence même de la vie des rares habitants de Jievnibirsk ankylosés dans un éternel présent, qui pique toujours par sa froideur, mais au fond réconfortant par sa constance. Un hiver éternel qui accompagne une douleur immuable ou presque.
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