Tout amateur de littérature et de culture devrait porter à sa connaissance ce pertinent "
Essai sur la société des gens de lettres et des grands, sur la réputation, sur les mécènes, et sur les récompenses littéraires".
Ce texte d'une étonnante actualité (lire la préface éclairante à ce sujet) s'inscrit dans une démarche plus vaste que la considération pour la culture :
D Alembert enchâsse cet essai dans une réponse plus globale aux ennemis de l'Encyclopédie (dont la polémique avec un Rousseau très radical à l'égard de la culture), édifiant ici une réponse qu'il veut définitive à propos du rôle des Lettres et surtout de la relation entre gens de Lettres (écrivains, historiens et philosophes), Etat et société, donc de leur statut et de leur autonomie. D'Alembert y dissèque avec brio la culture comme instrument de pouvoir et de soumission par le biais de l'entre-soi académique et salonard et tente d'y répondre, dans un style d'une délicieuse retenue.
Quand Rousseau dénonce le lien de cause à effet entre progrès des Arts et des Lettres et décadence des moeurs et des vertus, avançant une critique morale (et même moralisatrice) de la culture et donc justifiant l'intervention autoritaire d'un pouvoir socio-politique pour l'arbitrer,
D Alembert lui oppose la "République des Lettres" (association de gens de Lettres) où seuls les intellectuels, indépendamment de tout pouvoir, doivent animer et résoudre les débats et conflits culturels. Cette réponse générale apportée à la polémique de Rousseau, pousse cependant
D Alembert, dans cet essai, à examiner les effets et défauts d'une société de gens de Lettres.
Très actuel,
D Alembert évoque brillamment, et c'est réjouissant, l'intérêt collectif de la culture en dénonçant une mondanisation des intellectuels : les salonards voltairiens et autres pratiquants de l'entre soi, avides de reconnaissance, fortement endogames et toujours en bonne compagnie, ils y sont réduits à d'obéissants intermédiaires culturels entre le pouvoir des classes dominantes et le public.
D'Alembert est délicieusement impertinent quand il évoque la pédanterie (toujours contemporaine) du Bel Esprit abreuvé de gloire et médaillé de prix et de distinctions, ainsi que l'académisme et le mécénat plaçant des intellectuels instrumentalisés au service de la domination socio-politique.
Enfin, si
D Alembert en appelle à un ordre culturel indépendant, il ne résout pas le problème de fond : le modèle même d'une "Société de Gens de Lettres" doit les libérer de l'assujettissement au pouvoir mais en même temps les fédère en caste. Ce qui doit les autonomiser finalement les instrumentalise puisqu'une caste, aussi littéraire soit elle, génère des réflexes de caste où les conflits intellectuels ne sont que reflets d'une lutte pour la suprématie.
Le mérite de cet essai éclairant de d'Alembert est de révéler qu'aucun modèle, société de gens de Lettres, institutions, encyclopédisme, académisme, ne se révèle satisfaisant pour garantir l'indépendance intellectuelle contre les pouvoirs socio-politiques. Et le débat sur une culture dominante insinuée dans toutes les institutions culturelles se pose toujours aujourd'hui de façon pressante. Quant à l'autonomie actuelle des représentants publics et privés de la culture, n'en parlons pas (en a-t-on le droit d'ailleurs ?).
D'Alembert ne sort de cet écueil que par la proposition du tyran éclairé qui s'empêcherait de trop instrumentaliser, à la manière prussienne de Frédéric II, c'est-à-dire parier sur la bienveillance d'un pouvoir politique éclairé pour garantir une relative autonomie de la culture. Et là je refuse de suivre
D Alembert car, pour paraphraser
Salvador Dali, je ne mange pas de cette lumière là.
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