Les enfants passés au tamis
Extrait 2/2
J’ai vécu parmi les enfants de la rue
qui inhalent de la colle, livides
comme quelques grosses pierres bercées
par les filets de l’éther,
que le tamis fait tourner dans le concasseur,
dans les égouts.
C’est pour toi que j’ai hurlé à la croisée des chemins, hissée
‒ sur quelque raclage hissée ‒
dans les fourches des barbeaux.
Je me suis laissé voler par les casseurs, par les magouilleurs,
dans le vacarme des cuillères grandes comme des pelles,
qui tintaient dans les gamelles.
J’ai erré à travers les troquets
qui sentaient le gaz, le chipset brûlé, le réseau,
je me suis frottée aux pyramides de vodka
et aux mains de tes grands hommes
‒ comme un chat qui se frotte au manuel d’électricité ‒,
ils ont aussi empourpré mon autre joue,
sans cesse leurs doigts ont heurté ma côte
et ils ont coupé mon cœur en quatre,
en riant, « parce que les auras des saintes sont ainsi »,
et ils m’ont passée au tamis
en même temps que tes autres enfants,
ils m’ont mis le bâillon d’autres paroles.
En ton nom, j’ai caché, comme une ordure,
dans mes poches, parmi les hardes,
les rats vigoureux de la trahison.
J’ai nourri, c’est avec ma chair
que j’ai nourri le pitbull du cachot.
J’ai pleuré, quand tu grattais la terre avec les ongles,
tout comme les chevaux aux yeux arrachés.
Oui, c’est pour toi que je suis entrée en force dans ce monde
comme une vague de sang
qui ne retrouve plus son chemin vers le cœur.
SDF
Les vieux, les grands enfants de la ville rampent à plat ventre,
ils entrent dans leur maison de carton, sur les trottoirs,
et grouillent dans les recoins,
comme s’ils voulaient déjà se faire une place sous
la terre.
Ils se traînent sur une bouche de canalisation embuée
(c’est ainsi qu’ils renforcent leurs liens avec les profondeurs),
comme des poules géantes
qui couvent leurs fleurs, la moisissure.
Les grands, les vieux enfants de la ville rampent à plat ventre
et crachent dans le whitman de la rue
comme dans une soupe.
Le dieu des canalisations les enveloppe
soigneusement dans un nuage, comme des anges.
Les chevaux de mine
La maison qui t’a nourri te racontait peut-être,
la nuit, l’histoire des chevaux de mine :
Les chevaux de mine naissent et vivent dans les profondeurs ;
c’est entre les murs de la galerie que se trouve leur maison,
leur table.
C’est là qu’ils se nourrissent d’énormes quartiers d’obscurité,
de houille.
Ils se nourrissent à tâtons, à la lumière des lampes.
Et, comme des forçats, ils tirent aveuglement les wagonnets.
Ils charrient encore et toujours,
tant que dure la vie d’un cheval.
Ils charrient la lumière à la surface.
Mais eux, à la surface, dans la lumière, ils ne peuvent
pas vivre,
même pas à la retraite, quand on les libère de la mine.
Puisqu’ils sortent dans le monde les yeux bandés.
L’obscurité collée au front.
Et c’est comme ça qu’ils vivent encore un peu, dociles.
Les brises et les arômes les font frémir,
dans le hangar délabré, dans la cour de la mine.
Les yeux bandés,
jusqu’à ce qu’ils descendent à nouveau dans les profondeurs.
Leur maison est à jamais l’obscurité.
À travers les jardins se rompt l’automne…
À travers les jardins se rompt l’automne.
(Léthargique
et grinçant de ses vieilles artères,
au-dessous craquette l’asphalte. Il siffle.
L’automne lui a enfoncé ses couteaux
dans les poumons.)
Comme des voyageurs abouliques,
les tranchants de l’automne,
‒ tu les vois racler, chemin faisant,
la crinière de la forêt,
entailler ta chambre, aux poignets des murs,
là où se nouent les névroses
qui se heurtent, se brisent, zézayent.
Avec leurs ongles aiguisés,
ils frappent longuement à ta fenêtre.
Et s’envolent du ventricule gauche
en emportant la penthrite et le vacarme et les visages
développés dans la chambre noire de ton cœur,
parmi lesquels tu ne te retrouves plus,
comme dans l’étincelle du retard,
de la hache.
Tu te verrouilles à double tour. Tu te tais.
À travers les jardins se rompt l’automne. Et il craquette.
Des poètes inconnus passeront longtemps dans la Seine.
Et sur le tard on les repêchera avec des gaffes d’acier.
Les enfants passés au tamis
Extrait 1/2
C’est pour toi,
pour que tu sois plus grande et plus belle
et plus droite,
que je me suis coupé le cœur en deux,
comme un sabot d’agneau.
J’ai volé et j’ai menti, j’ai craché du sang.
J’ai lavé des cadavres
et j’ai dormi sur des sacs plastique
remplis de déchets trouvés dans les poubelles,
dans des rues qui gardent toujours
un couteau à la main j’ai dormi,
parmi les écailles des vieux mendiants de la ville,
qui, en ton honneur, se sont laissés pousser
la barbe jusqu’aux chevilles,
comme les anciens Sumériens
partis chasser des lions pour leurs bien-aimées.
C’est pour toi que je me suis laissé hanter
par les cagous de minuit,
c’est auprès de toi que j’ai pleuré quand tu grattais la terre
avec les ongles, comme un cheval aux yeux arrachés,
j’ai pleuré, comme une suicidaire
dont le train réchauffe les jambes…..