Le premier texte d'une très grande poétesse. Une langue tranchante et vive, qui sonne toujours parfaitement ; une écriture-fleuve qui déroute au premier regard, mais qui marque durablement l'esprit quand on s'y plonge. Une vraie réussite à mon goût, et le début de quelque chose de grand qui s'affirme encore plus dans les prochains livres (notamment le dernier, paru chez le Castor astral).
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Z
Tu as cru que toutes ces choses, peuvent et ne peuvent être vues.
Puisque ce qu'on voit,
tout comme l'univers dans son expansion,
s'ourdit dans ce qui ne se voit pas.
Entre elles, se fend une ligne effilé, introuvable
(que tu espérais dénouer avec les arcanes
de ce Livre de signes et d'ombres).
Une ligne aussi étroite que le chemin, que les entrailles
d'entre les mots et les non-mots.
Tu l'as cru.
Mais voilà qu'arrive un petit fonctionnaire
- un parmi ceux qui s'affairent sous terre -
et abaisse lentement, lentement, la barrière.
C'est une nouvelle barrière,
dont personne ne connaissait l'existence.
On l'a extraite d'un gisement la nuit dernière.
La turgescence de l’autoroute A4
Ceux qui viennent et ceux qui s’en vont
ne savent rien
sur la turgescence de l’autoroute A4.
Sur son odeur sauvage ‒ de vieille putain
dont les yeux ont la couleur
de l’alcool médicinal ‒
odeur dans laquelle lévitent les routiers, le cou tordu,
et, comme une lèpre divine,
le niveau de vie.
Ils croient que la ville s’étend devant eux,
sa tête tranchée ricane sur le pare-brise.
(Mais ils ne voient pas, sur l’asphalte,
les hérons partir timidement à l’aveuglette,
s’acharner à faire sortir les sous coincés
dans le juke-box votif de la mort.)
Aux pompes, les recrues de l’essence rasent
les têtes des octanes.
Ils donnent un visage au coucher du soleil.
Ouvrent de leur couteau les jointures de la porte
et leur cou glisse sur la lame d’acier.
Et ceux qui s’en vont et ceux qui viennent
ne savent rien
sur la turgescence de l’autoroute A4.
Ils vivent un simple effet de tunnel.
Celui qui avale sa langue
au nom du silence des cendres, lui, il le sait trop bien
- maudit soit son oubli !
(les mères le pleurent dans la chambre noire.)
Il s'égare pour un instant parmi les maîtres sibériens de la peur :
leurs cendres, comme une buée,
nous ramassent tous dans un petit monceau.
Le bâillon, la muselière, son filet diamantin.
Dans leurs tenailles, on dirait quelques
feux rapportés des montagnes,
rien ne brûle plus.
Parce que la langue est dorénanvant une épée,
qui se retourne en dedans.
Mais cela n'est qu'illusion :
Celui qui te déchire, tu le sais maintenant pour toujours,
ne te défend pas.
A -
Toutes ces choses peuvent et ne peuvent être vues.
Puisque, entre ce qui se voit
et ce qui ne se voit pas,
il y a le grand livre des signes,
de marches et de barrières.
Réunies, ses lignes de force tiennent
d'un ancien art de l'immortalité.
On dit que celui qui le lit, peut déchiffrer les signes.
C'est alors que vient un petit fonctionnaire
- un parmi ceux qui s'affairent sous terre -
et lève lentement, lentement, la barrière.
Le signe se nourrit de lui-même
Le signe attend quelque part, à l'abri.
Ses pit-bulls : ameutés.
Une fente — un tremblement d'œil gelé dans un vallon.
Il semble usé, comme le lustre d'un lac paisible, inconnu,
que les hommes traversent trop souvent
les pieds nus.
Le signe — tu pourrais croire qu'il est effilé,
presque invisible —
qu'il ressemble à la spirale d'un oiseau
qui retourne affaibli en lui-même,
au bruit d'une balle rechargée dans le canon.
Effilé et presque inaudible, tout comme un ordre révoqué
qui, dans une pièce vide, résonne,
ou tout comme le vent glacial
qui souffle dans une gare abandonnée,
où la respiration des banlieusards fait escale,
comme une monnaie aplatie sur la voie ferrée.
Le signe, voilà tout.
Tu gis dans la rigole, les plombs dans le cou.