« Bonjour les Babélionautes ! Aujourd'hui, on va discuter du 50 Shades des années 1830 avec
le Solitaire, du vicomte d'Arlincourt.
-Le 50 Shades, vraiment ?
-Mais oui !
le Solitaire possède plein de points communs avec notre nuancier de noir clair, regarde : des critiques tièdes, des ventes colossales, un amoureux ténébreux au lourd passé, une héroïne pure, vierge et gentille…
-Ah d'accord. Donc, tu vas faire la critique d'un roman-ramassis de clichés, en fait.
-Oui ! Euh non ! … Si.
Or donc Elodie, orpheline blonde, pure et vertueuse, coule des jours tranquilles et heureux en compagnie de son oncle, qui l'élève dans un monastère suisse désaffecté. Cependant, sur ces helvètes montagnes plane l'ombre d'un mystérieux personnage prodiguant ses bienfaits aux affligés. Nul ne connaît son identité, nul n'a trouvé son repaire sur le Pic Terrible ; la jeune fille devient fascinée par celui qu'on appelle (pause dramatique)
le Solitaire.
-Qu'est-ce que c'est long. Mais loooong ! Ca prend des dizaines et des dizaines de pages pour que l'action avance, les expositions pèsent quatre mille tonnes, et il ne se passe RIEN dans la vie d'Elodie en-dehors des péripéties du roman ! Sérieux, la meuf passe son temps à prier, contempler que la montagne est belle…
-Méchante Déidamie, tu exagères un peu…
-D'accord ! Tu as raison, elle joue du luth à un moment.
-Ah, tu vois !
-Mais elle doit avoir un instru mutant, parce que le luth en question devient une lyre quelques pages plus tard. J'ai pas compris d'où ça sortait ! Alors, peut-être que le luth a été mordu par un termite magique qui a modifié son ADN, on a déjà vu des cas semblables, moi, chuis juste étonnée parce que c'est pas le contexte, c'est tout. Ca doit être marrant n'empêche, de lâcher une bestiole comme ça dans un orchestre, tu cherches ta contrebasse, tu trouves un banjo…
-Nan, mais Méchante Déidamie, je pense que « lyre » est utilisé comme métaphore pour dire « instrument à la suprême délicatesse de sonorité »…
-Ben elle est ratée, la métaphore. Ca ne marche pas.
-Si tu veux… et puisqu'on parle de métaphore, continuons sur le style…
-Relou au possible…
-Poétique ! J'allais dire poétique, Méchante Déidamie !
-Bah moi je dis relou.
-(soupir) le style d'Arlincourt est littéralement saturé de poétiques tournures : inversions, métaphores, périphrases à tous les coins…
-Jusqu'à la lourditude ! Ce texte atteint des sommets de ridicule et de mièvrerie, j'vous raconte pas l'état des dialogues ! Et ces périphrases dans tous les coins ! « le fils de Thétis » pour dire Achille… pfff…
-Moi, j'aime bien, ça fait réviser la mythologie, je trouve ça stimulant. Cependant, je reconnais que tu as raison : la surabondance de figures de rhétorique crée un effet de lourdeur, de préciosité ridicule…
-Ha-HA !
-Et j'adore.
-Ah bon ?
-Oui. Je trouve que cette lourdeur même donne son charme au texte, je lui trouve une forme de… naïveté touchante. C'était comme si… comme si je sentais d'Arlincourt véritablement convaincu par son histoire et son style. C'est difficile à expliquer… j'avais l'impression qu'il écrivait avec une sincérité si complète que je ne pouvais que le suivre dans ses lyriques débordements.
-T'as dû être bien énervée par l'édition alors.
-Ah bon ?
-Ben, sortir un livre de l'oubli, d'accord, c'est louable pour la culture ! Mais t'as vu l'édition numérique ? Elle est bourrée de coquilles ! Il y a des fautes ! des lettres manquent et des mots aussi, ils sont passés où ? Ils peuvent pas participer à la sortie parce que les parents ont pas signé l'autorisation ?
-C'est vraiment dommage, parce que M. Tassy propose un travail intéressant avec cette préface et ces annotations.
-Cependant, il ne répond pas à LA question.
-Laquelle ?
-Comment un roman qui a eu autant de succès soit tombé dans un oubli aussi profond ?
-Peut-être à cause de sa lourdeur mentionnée plus haut…
-Ah, parce que le style de Barbey d'Aurevilly est plus aérien, peut-être ?
-Non… mais… peut-être que le roman est mort très vite, comme le péplum au cinéma, tu vois ? M. Tassy l'évoque dans sa préface: le texte est trop lourd, trop dépourvu de finesse pour fonctionner longtemps. Quant à moi, j'émets une autre hypothèse: les fans étaient des femmes. Je peux donc supposer qu'on ne va pas faire de pub ni chercher ce qui plaît dans ce que lisent ces machines stupides et compliquées. Si ça plaît aux dames, c'est forcément ridicule et mauvais.
Je trouve que l'information « succès auprès du public féminin » revêt une importance capitale. de quoi parle
le Solitaire ? de cette jeune fille à la fois humble, proie et reine. Humble, parce qu'elle vit dans la simplicité. Proie, parce qu'elle fait l'objet de convoitises, de machinations. Reine parce qu'elle possède un sujet prêt à exécuter ses décrets sans murmurer.
Le Solitaire reprend ce bon vieux motif des romans de chevalerie : la dame représente l'autorité qu'il faut respecter. Un froncement de ses sourcils te broie le coeur et te plonge dans un abyssal désespoir. Dans un contexte où tu n'as pas le droit de grand-chose, une lecture comme celle du Solitaire t'apporte probablement des rêves consolateurs, où le rapport de force peut s'inverser et où tu peux trouver le respect que tu n'obtiens pas forcément dans la vie réelle.
-Mouais bon… ‘faut pas oublier l'effet que produit ce genre de lecture sur Emma Bovary…
-Mais attends, Méchante Déidamie, si toutes les lectrices du Solitaire en 1821 avaient fini comme Madame Bovary, on en aurait entendu parler, non ? Bref !
Est-ce que je vous recommande
le Solitaire ? Oui et non. Oui, si vous cherchez une curiosité du XIXe siècle. Oui, si vous aimez la littérature romantique et ses paysages expressifs en fonction de l'humeur des persos ou du tour que prendra l'histoire. Et non, surtout pas, si vous aimez la simplicité, l'épure, le réalisme.
Malgré la qualité décevante du texte, entaché d'erreurs, je reste enchantée d'avoir eu l'occasion de rencontrer ce roman méconnu. J'ai adoré lire
le Solitaire, et je remercie bien ManonReal qui me l'a fait connaître ! »