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Critique de HordeDuContrevent


Poésie minérale, lyrisme végétal pour symphonie surréaliste…

Ce livre a un charme singulier et magnétique. Dès les premières lignes il vous envoute de son onirisme, de son écriture ciselée, puis sa musique élégante, son rythme apaisant, son ambiance surréaliste, son chant lyrique, sa façon atemporelle de narrer à la façon d'une fable philosophique ou d'un conte d'apprentissage, son originalité poétique ne vous lâchent plus et vous invitent à déguster sensuellement chaque page de ce bijou précieux à mille facettes. Un immense coup de coeur.


« Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires».

Ainsi débute le périple d'un voyageur qui arrive en cette étrange contrée des jardins statuaires, pays divisé en domaines vivant repliés sur eux-mêmes, ceints de hauts murs que surplombent des frondaisons noires et bordés de larges rues austères, où les hommes s'adonnent à la curieuse culture des statues. Des jardiniers qui cultivent en effet les statues en terre, telles des plantes délicates nécessitant des soins précis et cycliques depuis leur naissance, petits bulbes blancs rapprochés dessinant sur le fond plus sombre du terreau des lignes régulières, en passant par les nombreuses tailles au fur et à mesure de leur croissance donnant une forme bien déterminée aux statues, jusqu'à la sortie de l'étreinte douce du terreau, pour aller les vendre à l'extérieur du domaine. Des soins constants apportant spécificité aux statues, en termes de formes et de styles, suivant le domaine dans lequel elles ont poussé, suivant notamment la qualité de la terre où elles ont pris racine, suivant peut-être aussi la sensibilité des jardiniers, leur univers, leur état d'esprit, leurs efforts, qui en ont pris soin : sculptures guerrières, nymphes ou éphèbes, statues sensuelles et érotiques, statues aux formes rondes et nuageuses, statues longues et filiformes, statues qui maigrissent, statues lacérées par les vents sablonneux, et, par moment, de façon surprenante, des sculptures imparfaites, non équilibrées, telle une dissonance dans toute cette harmonie réglée comme du papier à musique…

« Si on brise la statue, on ne trouvera rien
Elle est si pleine qu'elle n'a pas d'intérieur ».

Notre voyageur, installé dans un hôtel extérieur aux domaines dont le logeur devient peu à peu le confident, est fasciné par la paix qui se dégage des différents domaines visités, domaines du Sud, de l'Ouest et de l'Est. Il observe les faits et gestes communs aux différents domaines, les singularités de chaque province, et est particulièrement interpellé par les règles, les codes, les rites de ces sociétés dans lesquelles, alors que les hommes manient la pierre, les femmes restent invisibles à tous, sauf à leur époux, cloitrées dans un jardin labyrinthique à la flamboyance toute végétale qui n'est pas sans rappeler le jardin d'Éden.

« La plupart des arbustes ornementaux sont aussi des arbres fruitiers. On découvre que le plumet des carottes délimite avec bonheur un massif de sauge pourprée et l'on voit plaisamment une haie de pieds de tomates encadrer des bouquets de marguerites ou des anémones se pencher au chevet des cressonnières. Il n'y a pas d'allées ; on se déplace d'un endroit en un autre en marchant sur une pelouse continue et tout est conçu pour le libre déploiement de la grâce qui, semblable aux étoffes jouant dans la lumière de son corps, accompagne le moindre pas de toute femme. Car le lieu le plus intime d'une femme, son plus proche espace, n'est-il pas, ténu comme un plissé de l'air, son linge ? ».

Mais ces femmes enfermées et soumises à cette implacable destinée, notamment au rite immuable du mariage que l'auteur rapporte avec une magnifique minutie, le sort réservé aux orphelins ou aux enfants nés hors mariage, l'exclusion faite aux femmes non mariées qui n'ont d'autre choix que de se prostituer dans des hôtels hors des domaines, ou encore la présence lointaine du mystérieux gardien du gouffre laissent entrevoir au voyageur certaines failles dans cette harmonie première, des fissures béantes venant battre en brèche une certaine idée de l'utopie qu'il a bien cru trouvé en arrivant tant il ressentait un émerveillement complet par lequel il se sentait devenir meilleur.

Cette impression sera confirmée et renforcée par la découverte des arides et austères domaines du Nord, proches des peuples nomades des Steppes dont un certain chef légendaire fascine les adolescents. Domaines à l'abandon, statues monstrueuses dont la pierre éclate sans contrôle telles des concrétions de tous les vices et passions des hommes, route des statues abandonnées, hommes sauvages à la tête d'une insurrection et menaçant les domaines des jardins statuaires, autant d'images qui parviennent peu à peu aux oreilles et aux yeux de notre voyageur qui va errer en ces contrées et y vivre des péripéties.

Pour nous lecteur, plus que d'une distance, ce voyage nous laisse le souvenir de son épaisseur. A travers ce périple étrange et surréaliste dans lequel des jardiniers cultivent en terre des statues, le livre explore la question de l'organisation en communauté et la gestion politique de toute vie collective.
Mais surtout, les thèmes de la création artistique, de l'imaginaire et de la relation entre l'art et la vie sont mis en valeur. L'art doit-il naitre tout seul, émerger naturellement, surgir, comme provenant de la terre ou au contraire doit-il être travaillé par l'homme ? L'opposition entre les jardiniers qui assistent à l'émergence des statues et ne font que guider la nature, l'aider, via les tailles, via les boutures, et les sculpteurs qui taillent dans le bois ou dans le métal en est une belle métaphore dans le livre.

« Nous, les statues, nous les cultivons. Nous les soignons en pleine terre, nous les aidons à mûrir, à se développer, à devenir. Alors que lui, dans un métal anonyme et qui n'est plus destiné à rien, il imprime de force les images de son caprice ».


Par ailleurs, les statues élevées en terre dans ces jardins qui sont en quelque sorte un reflet des hommes qui les façonnent permettant également d'interroger la question de l'identité d'un peuple, de son image et de l'idée qu'il se fait de son image. Façonnons nous les statues à notre image, voire sommes-nous des statues ? Une belle métaphore surréaliste…
« Tôt ou tard les hommes, et les femmes, à leur tour, deviennent les images de leurs images. Images perturbées, inversées même parfois, mais n'ayant pas un degré de réalité supérieure ».


Sans oublier le rôle des hommes dans les sociétés, la statue ayant une symbolique virile et phallique évidente. L'homme, narcissique, consacre toute sa vie à édifier quelque chose à son image tandis que la femme, cachée et sans image, passe sa vie à cultiver le potager pour nourrir la communauté… Sans contrôle, sans règle, comme un retour à un monde sauvage, la fureur minérale symbolisée par l'explosion de statues monstrueuses qui ne cessent de croître, s'oppose à la colère végétale échevelée appréhendée à travers le jardin labyrinthique à l'abandon, comme le reflet de rapports de force larvés entre les hommes et les femmes, envers du décor des rites policés par la communauté qui semblent guider ces relations ancestrales ? Les plantes à l'abandon ont tendance à recouvrir et étouffer les pierres… jusqu'au retournement violent de la force minérale…
« Les plantes sont aussi folles que les pierres ; plus folles encore s'il est possible. Il y a une sorte de guerre entre elles et les statues ».


Publié pour la première fois en 1982, « Les jardins statuaires » est un roman du romancier et peintre Jacques Abeille, un livre de science-fiction, de fantaisie plutôt, qualifié de chef d'oeuvre pourtant longtemps méconnu. Un livre maudit qui aura connu beaucoup de déboires ayant été perdu, ayant brûlé dans un incendie, dont la maison d'édition fit faillite, maintes fois réécrit. Ce livre a ainsi acquis le statut de livre maudit. Bien que "Les jardins statuaires" ne soit pas un livre aussi largement connu que certains autres classiques de la science-fiction ou de la fantaisie, il a été acclamé par la critique et a obtenu un certain succès auprès des lecteurs qui ont découvert cette oeuvre.

Dans sa façon d'amener un voyageur en quête d'ailleurs sur une terre inconnue et d'en découvrir avec lui les us et coutumes surprenantes, codes que le voyageur se donne pour objectif de mettre sur papier, ce roman m'a fait penser de prime abord au livre « Les saisons » de Maurice Pons. de prime abord seulement. Car l'accueil réservé à notre voyageur est bien plus bienveillant et propice à une réelle immersion autorisant une analyse quasi anthropologique et ethnologique des provinces, récit proche de ceux de Michel Leiris ou de Lévi-Strauss.
Quant à son ambiance et son style, à la fois merveilleux mais aussi inquiétant, il me fait penser au Balcon en forêt de Julien Gracq ou au lyrisme d'un Gérard de Nerval, enchâssé de conte philosophique à la Voltaire ou Montesquieu dans lequel un voyageur est révélateur de populations et de territoires repliés sur leurs traditions…Mais qu'importent les comparaisons, c'est bien un livre unique, singulier, original que nous avons entre les mains.
Il me tarde de poursuivre ce cycle des contrées de Jacques Abeille, cycle débuté en 1982 et terminé en 2012 pour lequel Jacques Abeille a reçu le prix Wepler. Ce cycle inclut Les veilleurs du jour, Les voyages du fils, Les chroniques scandaleuses de Terrèbre, Les barbares et La barbarie et deux livres hors du cycle : La clé des ombres et Les carnets de l'explorateur perdu. Rien que les titres augurent du beau périple qui attend le lecteur…
Jacques Abeille a reçu par ailleurs en 2015 le Prix Jean Arp de Littérature Francophone. Il est également peintre et a illustré de nombreux livres, notamment de poésie. Il est enfin l'auteur d'une oeuvre érotique importante, publiée pour partie sous le pseudonyme de Léo Barthe

Il m'est d'avis qu'il y a une multitude de façons d'interpréter tous les éléments contenus dans ce récit, et une lecture seule ne suffit pas. C'est un livre qui mérite plusieurs lectures tant sa philosophie est riche. En cela, il a toute sa place sur une île déserte. Sans parler de son onirisme, de sa poésie, de sa beauté…un récit à nul autre pareil qui est gros d'engendrements à venir et de virtualités à explorer! Un livre rare, très rare !
« Les signes pullulent. Il faut que le regard s'abîme. Pourtant d'autres contrées sont à venir. Il y aura des pays »…


Pour résumer cette expérience de littérature dans laquelle je suis plongée depuis quelques jours sans pouvoir lâcher ce livre plus de quelques heures, voici un passage qui résume à merveille mon sentiment :

« le brouillard humide dans lequel je vivais depuis plusieurs jours était dispersé, les nuées de sable, un instant soulevées, s'abattirent et ce fut comme un coup de cymbales sur les voutes de l'espace. Un ciel bleu de fable tombait roide sur l'ossuaire serti d'ocre et de mauve de la cité morte. J'eus un vrai sursaut devant tant de splendeur ».


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