On dit que l'histoire est écrite par les vainqueurs.
Tout s'effondre est plutôt le roman des vaincus. Une fiction, donc, pour rappeler l'Afrique précoloniale, et plus particulièrement le sud du Nigeria où vivent les Igbos. Historiquement, le récit prend place peu avant l'arrivée des Britanniques, probablement au milieu du 19ème siècle. Si, bien-sûr, le rapport avec le colon européen y prend une place importante, étant donné que c'est la colonisation qui conduit à l'effondrement de cette civilisation, la première et plus grande partie du roman s'intéresse à la vie sociale d'un village igbo, nommé Umuofia, à travers la vie de l'un de ses membres les plus respectés, Okonkwo.
Okonkwo symbolise à lui seul le destin de cette Afrique qu'il fallait à tout prix civiliser, aux dires des Européens du dix-neuvième siècle. En réalité,
Chinua Achebe montre que, si le doute subsistait encore, cette civilisation existait déjà et l'auteur nigérian s'efforce ici d'en décrire une, celle des Igbos, avec le plus grand des respects et la plus grande des minuties. Par un fait exprès ou non (je ne connais pas là-dessus les intentions de l'auteur), on pourra s'apercevoir aisément des ponts culturels existant entre la culture igbo et certaines cultures européennes. Un exemple parmi d'autres : il existait chez les Igbos une sorte de pythie, femme parfois possédée par l'esprit d'un dieu et chargée de porter la parole divine parmi les hommes.
Si Okonkwo naît sous une mauvaise étoile, il a malgré tout un bon chi (esprit personnel d'une personnel, de la nature duquel dépend la destinée de l'individu). En effet, son père est un piètre travailleur qui aime et cajole ses enfants. Homme sans titre et sans possession, il ne lègue à Okonkwo que la honte d'une mort infamante et la perspective d'un avenir voué au travail acharné. Okonkwo, justement à force de travail, parvient à s'établir à Umuofia. Avec ses trois épouses, il devient bientôt un homme respecté du clan (composé de neuf villages), achetant les titres et participant aux cérémonies religieuses, notamment celle des egwugwu, divinités masquées qui rendent la justice. Hélas pour Okonkwo, plusieurs événements vont lui interdire une ascension sociale encore plus poussée, et le contraignent même à l'exil et à une forme de marginalisation, principalement à cause de son intransigeance morale.
Dans la première partie se dessine donc l'organisation sociale de ce village igbo. Les guerriers y sont valorisés et les hommes de valeur se mesurent à leur richesse, car celle-ci provient de la terre qu'il faut savamment et courageusement travailler pour qu'elle offre ses récompenses. L'homme détient l'autorité sur sa famille, dont il a la charge (au-delà du symbole, l'homme est chargé de la culture de l'igname), ainsi que sur son domaine qu'il construit et entretient au fil des saisons. Okonkwo s'efforce de coller au mieux au modèle de masculinité qui prévaut, ce qui le conduit à paraître dur envers les siens. Cette réputation d'inflexibilité et de prospérité lui vaut d'accueillir dans sa famille le jeune Ikemefuna, pris comme otage dans un village qui s'est rendu coupable du meurtre d'un membre du clan, lequel jeune homme est destiné à être sacrifié.
Les deuxième et troisième parties font apparaître les Européens. Les missionnaires chrétiens, d'abord, investissent le pays et essaient de convertir les Igbos à leur foi. Deux missionnaires vont se succéder : l'un adopte une attitude de mutuelle compréhension avec les dignitaires d'Umuofia, l'autre est inflexible sur le respect des dogmes. Avec le deuxième arrivent aussi les colons qui imposent bientôt leur gouvernement et leur justice. Déjà transparaissent les premiers effets de la colonisation : négation de la culture igbo, utilisation de traducteurs et d'auxiliaires issus d'ethnies différentes, lesquels abusent du pouvoir qui leur est donné, utilisation de la force dans les rapport avec les populations colonisées. L'Eglise, l'éducation et le commerce attirent à eux une grande partie de la population d'Umuofia, séduits par la foi nouvelle et attirés par le négoce rendu plus facile. Revenant dans le clan après sept années d'exil, Okonkwo marque sa désapprobation à l'égard de la nouvelle attitude du clan par rapport aux colons européens.
Tout s'effondre est, finalement, le roman de deuil d'une Afrique disparue sous les coups de boutoirs économiques, sociaux et culturels européens. Pourtant, il porte un regard vivant sur cette civilisation disparue. Comme une manière de montrer que si les chasseurs ont pris possession du territoire, ce sont bien les lions qui restent les rois.