«
Tout s'effondre », roman de
Chinua Achebe, traduit par
Pierre Girard (2013,
Actes Sud, 226 p.). Ouvrage que l'on trouve également sous « le Monde s'effondre » (1958,
Présence Africaine, 254 p.). Albert Chinualumogu Achebe est un igbo né à Ogidi, dans l'est du Nigéria, chrétien fervent, éduqué à l'école missionnaire, mais encore imbibé des traditions villageoises. Il a donc adopté les deux cultures, igbo et anglaise. Bon élève, surnommé « le dictionnaire », il part ensuite en collège, puis à l'Université d'Ibadan. Il a donc vécu les diverses transformations qui affectent son pays, depuis la vie quasi autarcique du clan dans «
Tout s'effondre », la colonisation anglaise via les missionnaires « le malaise » et «
La Flèche de Dieu », la déchirure de la guerre du Biafra (« Femmes en guerre » et la dérive des politiques «
le Démagogue ».
«
Tout s'effondre », c'est l'histoire d'Okonkwo qui est « connu dans les neuf villages et même au-delà ». On ne saura pas immédiatement où sont situés ces neufs villages qui apparaissent lors de la première phrase du livre, mais bon, c'est tout de même un gage de notoriété certaine. On sait qu'il doit cette célébrité pour avoir battu battant Amalinze le Chat, qui lui était connu de Umuofia à Mbaino (en fait ce dernier est dénommé Mbanta dans l'original anglais). Même GoogleEarth est incapable de les localiser, et pour cause, ils appartiennent à l'imaginaire igbo. Petit à petit, on en sait plus. Ce sont des villages forestiers. le clan Umuofia possède un système religieux largement basé sur son environnement naturel. Et la forêt dense et sombre qui l'entoure est respectée et traitée comme une déesse (Evil Forest ou Forêt Maudite).
le tout est structuré en trois parties inégales, la première (120 pages) étant trois fois plus grande que les deux dernières (environ 40 pages). C'est une suite chronologique : avant, arrivée du missionnaire blanc, et ensuite.
le début est relativement lent. On assiste à des scènes de la vie quotidienne du village, ou plutôt du clan des Umuofia., à travers essentiellement Okonkwo. C'est un home d'action, contrairement à son père Unoka. Son enfant biologique Nwoye déteste très vite les rites igbos, contrairement à Ikemufuna, garçon quia été sacrifié dans un village voisin et donné au clan en échange d'un meurtre d'une fille du clan. de ses trois femmes, Ekwefi et celle du coeur, mais elle ne parvient pas à mener à terme ses grossesses. Seule sa dixième fille Ezinma survivra (elle est venue pour rester). Enfin il y a les deux missionnaires M ? Brown, venu sur un cheval de fer (une bicyclette), qui tombe malade et est remplacé par M. Smith, plus rigide qui va s'opposer à Okonkwo.
Les rites igbos sont très liés à l'environnement. Ils sont très suspicieux vis-à-vis des irrégularités de la nature, que ce soit des jumeaux, des grossesses hors mariage consenti, des malades (lèpre) ou albinos. On retrouve ces rites, en particulier les bizarreries des jumeaux (5 % des naissances contre 1.2 % en Europe) chez les autres auteurs nigérians, qu'ils soient igbos ou yorubas (Taye Selasi,
Chimamanda Ngozi Adichie). Cette anomalie des jumeaux, spécifique au Nigéria est cependant abordée de façon différente par les deux ethnies, avec crainte de l'anormalité chez les igbos et une sorte de vénération chez les yorubas. Ils communiquent aussi de façon indirecte, n'abordant le véritable sujet de la rencontre après avoir effectué de multiples détours, et avoir parlé de toute autre chose. Cela peut prendre la forme de proverbe. « Un crapaud ne court pas en plein jour pour rien ». Tout ce qui relève des croyances est énoncé par la voix d'esprits masqués ou egugwu. « Chez les Ibo, l'art de la conversation jouit d'une grande considération, et les proverbes sont l'huile de palme qui fait passer les mots avec les idées. ». La voix de la prêtresse dans sa caverne, « L'oracle des Collines et des Grottes », est tantôt amplifiée, tantôt étouffée, et prend donc forme « Dans la vie ordinaire, Chielo était une veuve avec deux enfants. »
Et un jour, un missionnaire, blanc arrive seul au village chevauchant un « cheval de fer ». Déjà dans un village voisin, Abame, semblable cas s'était produit « Les trois hommes blancs et un grand nombre d'autres hommes ont encercle le marché. Il faut qu'ils aient utilisé une médecine puissante pour se rendre invisibles jusqu'à ce que le marché soit plein. Et ils commencèrent à tirer. Tout le monde fut tué sauf les vieux et les malades qui étaient chez eux…. »
« Nous avons entendu des histoires sur les hommes blancs qui fabriquaient de puissants fusils et de fortes boissons et emmenaient des esclaves au loin à travers les mers, mais personne ne croyait que ces histoires étaient vraies. »
Nwoye est le fils ainé d'Okonkwo.« Okonkwo désirait que son fils soit un grand fermier et un grand homme ». Il se décide à adopter la nouvelle religion. Tout est là pour le séduire, car les missionnaires construisent des églises dans les villages et des écoles. Ils bâtissent dans un lopin de la Forêt Maudite, mais n'en ressentent aucunement les effets nocifs, ce qui va à l'encontre des rites du village. Ils interdisent également les crimes rituels, tels celui de Ikemufuna, le frère adopté de Nwoye. « Ce sont des dieux de tromperie qui vous disent de tuer vos semblables et de détruire des enfants innocents ». Bref un discours séducteur, d'une apparence gentille, mais aux effets redoutables. « Ce n'était pas la folle logique de la Trinité qui le captivait. Il n'y comprenait rien. C'était la poésie de la nouvelle religion, quelque chose qu'il sentait du fond du coeur. » Nneka sera la première femme à se convertir. « Elle était dans un état de grossesse avancée. Nneka avait été grosse quatre fois déjà et quatre fois avait donné jour a des enfants. Mais chaque fois elle avait eu des jumeaux, et on les avait immédiatement jetés. » Même Obierika, le vieil ami d'Okonkwo, a du abandonner ses jumeaux dans la forêt, non sans souffrir d'obéir aux dieux et de commettre un crime qu'il ne comprend pas.
L'église est finalement détruite, mais les blancs reviennent en force « le blanc est très malin. Il a placé un couteau sur les choses qui nous tenaient ensemble et nous sommes tombés en morceaux. » « Trois jours plus tard, le Commissaire de District envoya son messager à la langue mielleuse trouver les chefs d'Umuofia pour leur demander de le rencontrer à son quartier général. ». Okonkwo comprend qu'il a perdu et que son clan sera détruit. Il se pend dans la forêt. « Cet homme était un des plus grands hommes d'Umuofia. Vous l'avez poussé à se suicider ; et maintenant on va l'enterrer comme un chien… »
Le Commissaire de District fera un rapport intitulé « La pacification des tribus primitives du Bas-Niger. ».
On l'aura compris, ce superbe livre est en fait un violent réquisitoire sur le colonialisme et ses missionnaires qui sous prétexte d'apporter la civilisation aux « primitifs » ont détruit ces civilisations. « Il n'y a pas d'histoire qui ne soit vraie, dit Uchendu. le monde n'a pas de fin, et ce qui est bon chez un peuple est une abomination chez d'autres. » Il faut signaler la polémique que
Chinua Achebe entama à propos du livre de Conrad « Au coeur des Ténèbres », accusé de racisme primaire et dans lequel Conrad aurait joué « le rôle de pourvoyeur de mythes réconfortants ». Quoiqu'il en soit, le titre est tiré d'un vers de « The second coming » de
William Butler Yeats
« Turning and turning in the widening gyre
The falcon cannot hear the falconer;
Things fall apart; the centre cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world,
The blood-dimmed tide is loosed, and everywhere
The ceremony of innocence is drowned»
(Tournant et tournant dans la spirale qui s'agrandit
Le faucon ne peut entendre le fauconnier
Tout s'effondre, le centre ne tient plus
L'anarchie se déchaine sur le monde
La noire marée de sang se délite, et partout
La cérémonie d'innocence est noyée)