"Je ne revins pas à la grande maison par hasard. On ne retourne jamais quelque part par hasard. Secrètes sans doute, j'avais mes raisons après tant d'années de revoir la grande maison au mois d'août".
C'est ainsi que le narrateur - dont on ignore jusqu'au prénom - ouvre ce très beau roman, et tout de suite le cadre est posé.
Une grande maison, l'histoire d'un retour, le mois d'août : tout est là.
Est-il possible d'écrire un roman là-dessus ?
Peut-on surprendre un lecteur avec si peu de matière, peut-on construire un grand texte sur un socle aussi ténu ?
Étonnamment oui, oui, trois fois OUI ! Quand la plume est maniée avec une telle dextérité, quand la somme de petits Riens, agencés avec tant de justesse, finit comme ici par constituer un Tout si cohérent, si limpide et si délicat, on ne peut que se laisser séduire. Et dire que l'auteur de ce précieux petit livre,
Pierre Adrian, a tout juste 30 ans...
Son narrateur anonyme a sensiblement le même âge quand il décide, après quelques années passées loin des siens, de revenir faire halte dans la grande maison familiale du côté de Brest, "pays de calvaires et d'enclos paroissiaux [où] les clochers de granit se dessinent dans des ciels de nuages en fuite".
Chaque année, depuis toujours, c'est là que cousins et amis se retrouvent. Lui-même a passé ici de formidables étés de liberté et d'insouciance alors bien sûr, à peine passé le grand portail blanc, les souvenirs d'enfance ressurgissent et le submergent à la manière de ces marées bretonnes dont il contemple sacs et ressacs depuis la fenêtre de sa chambre à l'étage. Après-midis de plage, pêches aux crabes et chasses aux papillons, sorties à vélos et parties de cartes en famille, bals du 15 août, mêmes BD lues et relues années après années, attaques de pirates et ripostes d'indiens : tous ces moments ont compté. Plus qu'il ne l'avait cru, plus que tout le reste sans doute.
Dans cette grande maison aux allures d'auberge espagnole se croisent nombre d'occupants, jamais désignés autrement qu'en ces termes imprécis : "un oncle", "une cousine", "un neveu"... On passe de l'un à l'autre sans jamais s'attarder mais l'essentiel est qu'ils soient là, puisque leur seule présence suffit à raviver des souvenirs heureux.
Les années ont passé, les enfants sont devenus parents, mais au coeur de l'été rien n'a vraiment changé. Les mêmes cadres photos ornent toujours les mêmes buffets de campagne, et pour les vacanciers comme pour le lecteur qui les suit ces quelques jours sont comme suspendus, hors du temps.
Seule la grand-mère semble avoir pris de l'âge, elle qui ne reconnaît plus toujours ses interlocuteurs et qui glisse doucement vers un ailleurs brumeux mais serein.
Dehors les mouettes planent, les adultes trinquent ou lisent sur la plage, les enfants courent et notre narrateur se souvient : "J'avais été l'un d'eux. Je savais leurs épiphanies, leurs jeux imaginaires, les cabanes dans le jardin, les rages soudaines, les cris."
Vous aussi n'est-ce pas, vous savez tout ça ?
Ne conservez-vous pas vous aussi, dans un coin de votre mémoire, les traces d'un passé plus ou moins lointain, et l'empreinte du lieu qui vous a fait ("Si notre pays est celui où l'on garde les plus grands souvenirs, alors j'étais d'ici. Alors j'étais de cette terre entre dunes, champs et bruyères, de cette presqu'île lovée entre deux bras de mer") ?
Vous aussi vous connaissez cette nostalgie des retours aux sources, vous non plus vous ne pensez pas que "les souvenirs ressassés [sont] du temps perdu", vous aussi vous tentez au contraire de "les rassembler avant qu'il n'aient tout à fait disparu", parce que vous savez qu'il vous constituent ?
Vous aussi, hein ?
Puisque tout ça est universel, puisque le texte
Pierre Adrian est empreint d'une grande sensibilité, et puisque le mois d'août est incontestablement "celui qui ressemble le plus à la vie", je ne saurais trop vous conseiller la lecture de ce très beau roman.
Ne serait-ce que pour humer l'air marin, pour voir des enfants courir et des ados danser.
Pour assister à une éclipse et s'émouvoir d'un drame soudain.
Pour renouer avec des aïeux.
Pour
que reviennent ceux qui sont loin.