Ce ne sont pas nos quatre gouttes de pétrole ni les quelques boisseaux de grain qui ne nourrissent personne qui les attirent... Je pense plutôt que notre petit pays, heureux en somme, sans politique, vivant parfaitement sous un régime archaïque, représente à leurs yeux un spectacle insupportable. Partout autour de nous, une terreur policière a détruit les liens simples et amicaux des hommes ; on supplicie, on exécute des hommes qui ont le malheur de penser autrement que ceux qui ont pris le pouvoir à la faveur de la défaite allemande. Nous pensons autrement qu'eux : pour nous l'homme n'est ni un outil, ni une machine à produire.
Une paix achetée au prix des larmes des petits et des pauvres ne peut être solide. Le sang est un mauvais ciment ; la douleur d'un enfant qu'on tue est grande et haute comme le monde et sa clameur peut errer pendant des siècles sur une terre épouvantée...
Redoubler de vigilance... Olag m'a conseillé la formation d'une police secrète... Mais je ne peux me résoudre à m'entourer de mouchards, à vivre dans une atmosphère de délation et de rapports louches. Cette chose n'a jamais existé chez nous et elle n'existera pas tant que je serai là. Je ne veux pas que l'on tremble dans mon pays en entendant frapper à la porte à sept heures du matin, ni rouvrir Wrangen.
En France c'est la ration ordinaire de bombardements ; un peu partout des otages fusillés, des gens torturés à l'ombre des prisons. En prévision de la fin des hostilités, on retourne subrepticement les vestes : on confie à ses voisins sous le sceau du secret qu'on écoute le B.B.C., on laisse sous-entendre qu'on aide un réseau de résistants. Chacun vole au secours de la victoire.
Mes montagnards sont des hommes libres et fiers, et droits... Et si je devais un jour ne plus pouvoir sortir qu'entre deux rangées de carabiniers armés... Alors j'aimerais mieux abdiquer, m'en aller.