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Critique de cprevost


Rabih Alameddine nous invite à partager la vie d'Aaliya, ancienne libraire de soixante-douze ans. Il nous livre, peu à peu, au fil de très belles pages, l'histoire peu banale de cette beyrouthine : enfance, pseudo mariage, voisinage, amitié unique, famille et dehors de guerre. Personnage, attachant, au caractère bien trempé, double de nous-même, Aaliya consacre depuis toujours l'essentiel de son temps aux livres. Avec elle, il nous vient des envies de lectures et de relectures : « Austerlitz » de W.G. Sebald, « L'éthique » de Baruch Spinoza, « Mémoires d'Hadrien » de Margueritte Yourcenar, « le livre de l'intranquilité » de Fernando Pessoa, « le monde de pierre » de Tadeusz Borowski … Aaliya, amoureuse des mots, traduit aussi chaque année en arabe sans jamais tenter de se faire publier, un chef-d'oeuvre aimé de la littérature étrangère ; elle le fait exclusivement à partir de traductions anglaises et françaises. Et tandis qu'elle se raconte, en cette fin d'année, elle semble hésiter : les mille trois cent pages de « 2666 » de Bolano ?


Son vétuste appartement du centre de Beyrouth, plein jusqu'à la gueule de livres amoureusement rangés, sa glaciale cuisine chaque matin retrouvée, sa pièce de lecture et son indétrônable fauteuil fatigué de tant d'heures passées en sa compagnie ; les sons familiers, les inlassables bavardages d'un voisinage féminin, et les si souvent écoutées variations Goldberg de Bach par Gould ou lied von der Erde de Mahler par Ferrier, constituent l'essentiel de son univers. C'est dans ce tout petit monde, qu'Aaliya se réfugie et tente d'échapper à la barbarie d'un conflit armé toujours recommencé ainsi qu'au carcan d'une étouffante famille libanaise omniprésente. Ce roman, qui brosse indéniablement un magnifique portrait de femme et d'intellectuelle amoureuse de sa ville, éprise de liberté, se suffit amplement à lui-même.


Gilles Deleuze cependant affirme qu'un livre réussi a une épaisseur, qu'il est constitué de plusieurs niveaux et qu'il convient d'en franchir successivement les paliers. N'est-ce pas le cas pour « Les vies de papier » ? le bilan d'une vie solitaire consacrée aux choses de l'intelligence et la problématique immatérialité d'une telle existence ne sont-ils pas aussi les sujets de ce beau roman. Deleuze assure pourtant que les vies d'intellectuels sont rarement intéressantes. Nous croyons tout le contraire et ce livre en est une preuve éclatante. Pour le philosophe de la nouveauté, ce qui est important est invisible et silencieux et les faits biographiques susceptibles d'être relevés sont anecdotiques ou insignifiants. Il a, nous semble-t-il, en partie seulement raison. Rabih Alameddine, mêlant les vies de papier aux évènements de la vie tout cours, faisant surgir quelques vers, une citation, un titre au regard d'une situation, d'un évènement révèle cet invisible. L'immatériel, loin d'être insignifiant, a alors une importance déterminante dans l'existence, il marque indestructiblement et perdure quelque soient les circonstances. La fin du livre, qu'il ne convient pas de dévoiler ici, en est une convaincante illustration.


Lire c'est donc vivre aussi, c'est ouvrir une fenêtre sur le monde des « autres » … «Celui qui ne lit pas, arrivé à soixante-dix ans, n'aura vécu qu'une vie : la sienne ; celui qui lit en aura vécu au moins cinq-mille» affirmait Umberto Eco. Tournée la dernière page de ce roman érudit, généreux, joyeux, comme à notre héroïne il nous vient une irrépressible envie de lire, lire plus encore.
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