Jean Carriès, imagier et potier : Etude d'une oeuvre et d'une vie

Mais son extrême originalité en ce temps-ci, la nouveauté et la beauté de son effort, l'accent de son oeuvre, c'est d'avoir brusquement renoncé à cela, de s'être fermé à toutes les choses du dehors, et d'avoir cherché autre chose en lui-même : un art à la fois d'harmonie, de décor et d'expression ; un art d'évocation morale et de matière précieuse. Sa volonté se sera appliquée à cela avec une énergie extrême, une énergie à tendre tousses ressorts et à les briser. L'art que Carriès a poursuivi à partir du moment où il rompit avec les influences d'atelier et d'école, si peu qu'elles aient pu s'exercer sur une nature aussi subjective et aussi sauvage, cet art a un double caractère qui va nous permettre de déterminer dès maintenant, à grands traits, son inspiration et son influence future.

Ceux qui l'ont vu travailler en ont été émus et ravis, et leur témoignage conserve et communique cette émotion dans les termes les plus heureux : « Sa manière de modeler était curieuse et attachante, écrit Leenhardt, — presque pas d'ébauchoirs : les doigts. La main ouverte sur la partie à faire, comme un phrénologue qui palperait. Il l'auscultait,pour ainsi dire, un moment, et le pouce partait, passait, repassait, glissait avec fluidité ; et même souvent, quand c'était fait, y revenait imbibé de terre plus fraîche, comme pour y déposer cette fleur de peau. C'était une caresse perpétuelle ; mais on demeurait surpris de voir combien, sous ces allures douces, ce pouce était énergique pour, toujours avec douceur dans sa marche ininterrompue, accentuer, de-ci de-là, quelque fermeté.

Carriès, au contraire, grâce à cette justesse de coup d'œil, à cette rare faculté d'appréciation, à cette observation rapide qui lui faisait juger si nettement une oeuvre ou un homme, et qui est une des grandes qualités de l'artiste, avait l'art de s'arrêter à temps. Il s'arrêtait toujours au plaisir. C'est ce choix de la minute, de la seconde décisive, qui fait que presque jamais une oeuvre de lui n'est fatiguée. Elle conserve cet aspect de finesse et de fraîcheur, de tenue et d'abandon qui lui donne un très grand prix. Un beau Carriès est blond, avec quelque chose de robuste, mais c'est une oeuvre blonde, à côté de tant d'œuvres modernes brutalement contrastées en blanc et noir.

Carriès ne peut être compris autrement : c'était une plante rare, inexplicable comme les très belles choses naturelles et très jaillies de terre. Toutes ses qualités étaient des dons, toutes ses trouvailles des révélations conservées et réalisées par une magnifique volonté.
Au Salon de 1892 furent montrées pour la première fois à la foule ses sculptures et ses poteries, qui n'étaient connues que d'un nombre restreint d'amis et de curieux d'art. Ces évocations sentimentales, nobles, souriantes, douloureuses ou fantastiques, ces recherches et ces emplois de matière harmonieuse, puissante et discrète, passionnèrent profondément.

Carriès, à dix-neuf ans, ayant à Lyon une sorte de commencement de célébrité, Carriès déjà tout entier, c'est-à-dire-ayant déjà excité des étonnements et exercé bien plus de séductions, part alors brusquement pour Paris, annonçant à deux ou trois camarades qu'il a un oncle très riche qui l'appelle. Cet oncle très riche, c'est quelques francs qu'il a en poche et l'avidité de voir des choses.