Cela fait plusieurs semaines que j'ai refermé La supplication et que je n'arrive pas à écrire la moindre ligne.
Non pas que je n'aie rien ressenti, bien au contraire.
Ce livre m'a fait l'effet d'un coup gigantesque, un choc du genre de ceux qui vous coupent le souffle pour un moment.
Maintenant que je me suis un peu remise (pas complètement, on ne se rétablit pas entièrement d'une telle lecture), voici mon modeste avis.
Svetlana Alexievitch raconte la catastrophe de Tchernobyl ; plus précisément, l'après explosion et ses conséquences sur la population.
Elle a choisi de le faire d'une façon originale : avec les mots des autres.
Au lieu d'écrire elle-même, elle laisse parler ceux qui ont vécu l'événement. Des acteurs et des témoins. Ceux qui travaillaient dans la centrale, ceux qui sont intervenus pour arrêter l'incendie, ceux qui vivaient à proximité.
À l'aide de courts témoignages qu'elle nomme "monologues", elle dresse un tableau implacable des faits.
Ce portrait, composé à l'aide de multiples récits, est stupéfiant.
J'avoue ne pas avoir d'emblée compris l'intérêt de ce procédé, et m'être demandé ce qui valait à l'auteur son prix Nobel de littérature puisqu'elle n'écrivait pas elle-même. Mais petit à petit, tout s'est éclairci.
Tel un peintre qui applique ses couleurs,
Svetlana Alexievitch a méticuleusement choisi et organisé le matériau dont elle a disposé ; avec la mosaïque qu'elle a ainsi construite, elle nous a tracé une route. Un chemin vers la compréhension de ce qui est, a priori, incompréhensible.
Elle ne prend jamais position, elle ne commente pas, elle ne juge pas. Elle n'a pas besoin de le faire pour convaincre le lecteur : le contenu est suffisamment explicite.
Un mot m'est venu très rapidement à l'esprit au cours de ma lecture, et ne m'a plus quittée : impuissance.
L'impuissance des hommes tout d'abord. Celle des apprentis sorciers face à la catastrophe qu'ils ont déclenchée, et celle des victimes, dépassées par ce qui se produit.
L'impuissance du lecteur ensuite, qui reçoit de plein fouet toutes ces tragédies, individuelles et collectives et ne peut rien en faire.
Personnellement, je suis longtemps restée sidérée, sans rien pouvoir penser de concret. Ce que j'ai lu allait au-delà de mes capacités de compréhension.
Que dire à cette femme dont le mari fortement irradié met deux semaines à mourir sous ses yeux dans des souffrances inhumaines ?
Que lui dire lorsque les médecins la découragent de rendre visite à cet homme qu'elle aime par-dessus tout, en la mettant en garde frontalement : "Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination."
Que lui dire lorsqu'elle s'inquiète et reçoit en retour ces paroles lucides et froides : "Qu'imagines-tu ? Il a reçu mille six cents röntgens alors que la dose mortelle est de quatre cent. Tu côtoies un réacteur."
Rien.
On ne peut rien lui dire.
Que penser de ce témoignage ?
Je ne sais pas.
Tchernobyl a généré des situations que l'on ne peut pas concevoir, des horreurs qui vont au-delà de l'imagination la plus folle.
Tchernobyl a engendré de l'inhumain et le tour de force de
Svetlana Alexievitch est de faire ressortir la part d'humain qu'il y a dans ce désastre qui nous dépasse.
Elle dit avoir voulu "reconstituer les sentiments et non les événements". Elle y est incroyablement bien parvenu, et c'est en cela qu'elle nous touche au plus profond.
Un soldat qui a combattu en Afghanistan témoigne : "Mieux aurait valu pour moi de mourir en Afghanistan ! Je vous le dis très sincèrement : ce sont là les pensées qui me viennent à l'esprit. Là-bas, la mort était une chose banale... Compréhensible..."
"Compréhensible", alors que Tchernobyl est incompréhensible.
La dangerosité médicale des conséquences de l'explosion est largement aggravée par le fait que la radiation est invisible. Quand on combat un ennemi lors d'une guerre, on le voit. Mais là ?
Comment expliquer aux paysans qu'ils ne doivent pas consommer le fruit de leurs récoltes ?
Comment expliquer à ceux qui en possèdent qu'ils ne doivent pas boire le lait de leurs vaches ?
Comment expliquer que la terre est dangereuse ? Que les maisons sont dangereuses ? Que l'air est dangereux ?
Alors que tout est si normal en apparence !
Comment alors convaincre une population entière d'abandonner tous ses biens, son logement, ses souvenirs, sa vie... pour la sauver ?
L'ennemi est invisible, et il a fait des dégâts terribles parce que beaucoup n'ont pas voulu croire à son existence.
Et ce n'est pas près de finir : "La désintégration de l'uranium, il y en a pour un milliard d'années. Et pour le thorium, quatorze milliards d'années." nous dit un scientifique. Un temps qui dépasse l'entendement humain.
Il y a décidément beaucoup de choses que l'homme ne peut comprendre dans cette tragédie !
L'histoire est-elle condamnées à se répéter ?
Ceux que l'on a appelés les "liquidateurs" sont intervenus dès les premières heures dans la centrale pour éteindre l'incendie. Vu la dose de rayons qu'ils recevaient, même en n'y restant que quelques secondes, ils ont été envoyés à une mort certaine.
De la même façon, tous ceux qui ont participé activement au "nettoyage" de la zone.
Quel terme ! Comme si l'on pouvait nettoyer les dégâts de Tchernobyl d'un simple coup d'éponge !
Ils l'ont tous payé de leur vie. Ils ont été sacrifiés par des gens qui savaient, tout comme ont été sacrifiés ceux qui en 2001 ont participé au déblaiement de Ground Zero après l'effondrement des tours.
Comme le dit l'auteur de l'un des monologues, totalement désabusé : "Même le jour de la fin du monde, l'homme restera tel qu'il est maintenant. Il ne changera pas."
J'ai versé des torrents de larmes sur ces pages parce qu'elles sont désespérées et désespérantes.
J'ai versé des torrents de larmes, et pourtant, je vous conseille de les lire à votre tour.
Lisez cette supplication qui vous est adressée, mais attendez le "bon" moment, celui où vous vous sentirez assez forts pour plonger dans cet océan de douleur, de souffrance, de mensonges et de folie humaine.