Un Crapaud dans le Mékong

Selon le magazine "Futura Planète", plus de mille espèces ont été décrites par les scientifiques dans la région du Grand Mékong, dont certaines considérées comme disparues depuis plusieurs millions d'années. Mais ce n'est pas la heteropoda maxima, la plus grande araignée du monde, qui intéresse Frédéric Amat et Pascal Doussot dans leur "Un crapaud dans le Mékong".

C'est de nous faire connaître ce pays singulier à de nombreux points de vue (implantation géographique, histoire, population, culture...), sous forme de roman, dans un mélange de nostalgie d'un certain passé et surtout de profonde sympathie pour le pays et le peuple khmer. C'est clair que Frédéric Amat y a perdu son coeur. Cette partie de l'ancienne Indochine française, cher à Jean Hougron et Graham Greene avant lui.

L'auteur principal, né à Narbonne en 1968, est arrivé au Cambodge dans les années 1990. Il vit à Siem Reap, tout près du complexe archéologique grandiose d'Angkor, a collaboré avec l'agence France-Presse, puis intégré l'agence photos Sygma et est devenu, plus tard, rédacteur en chef, puis directeur de Cambodge Soir Hebdo. C'est dire qu'il connaît ce pays comme sa poche. En collaboration avec Jérôme Morinière, il a écrit "100 questions sur le Cambodge", que j'ai trouvé fort intéressant, et avec Jean-Claude Pomonti "La drôle de vie des expatriés du Cambodge". La critique littéraire Émilie Boulenger a parfaitement résumé ce dernier livre en notant : "Avec humour et ironie, [il] décrit ...les mésaventures des expatriés. Des situations cocasses qui feront rire les anciens et permettront aux nouveaux venus de mieux comprendre le pays". D'après lui, il y a 3 sortes d'expatriés : ceux qui vont à la découverte de l'ancienne et riche culture khmère, ceux qui s'isolent de la population locale pour vivre en communauté française et ceux qui débarquent pour excès en tous genres ( sexuels, alcools et drogues). Ayant roulé aussi ma bosse dans ce coin du sud-est asiatique, j'estime qu'il convient de relativer un peu, dans ce sens que les expatriés en provenance d'autres pays, y mènent une vie comparable à celle des français et pour ce qui est de la triste 3ème catégorie, la situation en Thaïlande voisin, à Pkuhet par exemple, n'est guère mieux.

Aborder la guerre du Vietnam et l'horrible épisode de cet idéaliste fumeux de Pol Pot et ses fanatiques Khmers Rouges m'emmènerait trop loin. Juste une constatation pour mieux pouvoir interpréter l'ouvrage. Ce que fiston Bush avec sa courageuse initiative d'invasion en Irak a réussi, le tandem Nixon-Kissinger l'ont réussi au Cambodge des années avant. Je veux dire qu'il y a beaucoup de similitudes. La désintégration de l'Irak et de la Syrie, la montée de la Daesh et les réfugiés politiques, n'est qu'une répétition (à plus grande échelle ) des bombardements américains du Cambodge, l'arrivée au pouvoir de 1975 à 1979 des Khmers Rouges, les camps des réfugiés et la désintégration de ce pays qui, 38 ans après, ne s'en est toujours pas remis.

Parmi les nombreux témoignages de ce tragique épisode, je me limité ici à deux. 1) de l'institutrice de Dijon, Laurence Picq, mariéé avec un étudiant cambodgien à Paris, qui fera plus tard partie du QG de Pol Pot et voudra divorcer par pureté pour ses idéaux politiques : "Au delà du ciel : 5 ans chez les Khmers Rouges" , de 1984. Signalons qu'elle se sentait obligée de rester à Phnom Penh, tout ce temps, à cause du chantage de son charmant ex, qui lui interdisait de rentrer en France avec ses 2 filles. Comme elle était obligée de travailler pour 'frère n° 3' du régime, Ieng Sary, ministre des affaires étrangères et beau-frère de Pol Pot, elle peut être considérée comme un témoin privilégié. 2) de Molyda Szymusiak :"Les pierres crieront : une enfance cambodgienne 1975-1980" , de 2009. Une histoire vécue et émouvante d'un témoin qui était une gamine de 12 ans quand les diables rouges se sont installés en seigneurs et maîtres,

Je présume que beaucoup d'entre vous ont vu le célèbre film du régisseur franco-britannique Roland Joffė "La Déchirure" (en anglais, "The Killing Fields"), basé sur le témoignage d'un médecin cambodgien, Haing Ngor, qui a également écrit un ouvrage de ses souvenirs "Une odyssée cambodgienne". Ce qui est sympathique c'est que Hollywood lui a décerné, en 1985, l'Oscar du meilleur acteur dans un second rôle. Ce rôle était en fait largement son expérience personnelle. Onze ans plus tard, amère ironie du sort, Ngor fût agressé et tué par un gangster à Los Angeles !

Comme l'approche et le style de MM. Amat & Dousset sont assez spéciaux, je n'ose pas trop vous recommander leur ouvrage. Personnellement, je l'ai aimé. Pour illustrer ce que je veux dire, je vous offre la citation suivante :"Je peux acheter une usine, une banque, une ville, un État même. Je peux corrompre, faire tuer, vous laisser vivre. Je possède des oeuvres d'art qui auraient leur place au Louvre, mais jamais je ne pourrai parler au vent."

Les Éditions du Mékong ont fait de leur mieux pour présenter un ouvrage agréable et artistique, avec en couverture un dessin réussi du cartooniste Stephff et à chaque chapitre un dessin primitif de Sean Yi, une jeune orpheline cambodgienne.